Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/646

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle se survit en quelque sorte par les mœurs, par l’état d’esprit. L’autonomie des provinces n’existe plus ; les droits féodaux sont abolis ; la classe féodale, sans avoir été l’objet d’aucune violence ou cruauté, a perdu toute force. En 1872, les grands feudataires ont été appelés à Tokio et astreints à y vivre comme une classe de simples nobles. Les conseillers du mikado imitaient ainsi Louis XIV ; ils transformaient des seigneurs locaux en des courtisans. On ne les dépouilla pas de leurs biens, mais on convertit ceux-ci : les grands domaines seigneuriaux ou les droits et redevances fondés sur la terre furent transformés en des obligations à terme (terminable bonds) émises par le gouvernement. La destinée de la plus grande partie de cette classe féodale inspire la pitié. C’était, nous dit M. Yeijiro Ono, en tant que classe dirigeante, une catégorie d’hommes tout à fait accomplis, ayant le sens raffiné du devoir et de l’honneur ; mais leur éducation et leur vie les avaient préparés à l’insouciance, à la prodigalité, même à l’extravagance. N’ayant plus pour fortune que des obligations portant intérêt, beaucoup la gaspillèrent par légèreté ou furent victimes de rusés marchands. On citait dernièrement l’un des principaux daïmios qui, prenant philosophiquement parti de sa nouvelle pauvreté, vend des légumes dans les rues de Tokio. Les demeures féodales qui ornaient les anciennes capitales de provinces ou de districts ont été souvent détruites et remplacées par des plantations de thés ou de mûriers.

En même temps que s’abaissait ainsi la classe des anciens grands feudataires, les villes que leur résidence animait autrefois tombaient en décadence. Quelques-unes furent prises pour sièges des nouveaux gouvernemens locaux et s’ajustèrent sans trop de souffrances ni de peines au nouveau régime ; quelques autres furent sauvées par l’excellence de leur situation. Mais un grand nombre de ces cités féodales (castle-towns), sinon la plupart, s’étiolèrent avec une rapidité dont l’Europe, aux changemens graduels, ne nous offre aucun exemple. Les statistiques de la population de 1879 à 1886 témoignent de ce dépérissement de beaucoup de villes. Les grandes cités commerçantes et surtout les ports, à l’exception de Kioto, l’ancienne capitale abandonnée du mikado, et de Kanazawa, virent considérablement s’accroître le nombre de leurs habitans. La population de Tokio, la capitale régulière du Japon nouveau, de même qu’elle avait été celle du shogoun ou taïkoun, passa de 799,000 âmes à 1,121,000 ; Osaka, de 287,000 à 361,000 ; Kobe ou Hiogo, chétive bourgade naguère, s’éleva de 13,000 âmes à 80,000. Mais, comme contre-partie à ce prodigieux développement, Kioto tomba en sept années de 331,000 âmes à 245,000. Sur 34 villes plus obscures, comptant au temps récent de la féodalité de 20,000 à 40,000 habitans, 17, soit la moitié, sont en