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apparente ; l’ombre s’épaissit à mesure qu’on avance ; et ce qu’il y a de plus obscur enfin que tout le reste, c’est le dernier mot de la pièce : « Amour, c’est folle haine ! »

Étant plus moderne, et même contemporain, le sujet de la pièce de M. Eugène Brieux : Ménages d’artistes, est plus clair. Un pauvre diable de poète, enflé de son génie, a quitté femme et fille, après dix-sept ans de ménage, pour vivre aux dépens d’une jeune femme qui l’a fait directeur et gérant d’une petite Revue littéraire. Cette jeune femme, autrefois amie de la sienne, et accueillie, puis chassée par elle, se venge ainsi du bienfait et de l’injure à la fois. La Revue meurt après quelques mois d’existence, et le poète, qui voit venir la faillite et le déshonneur, nous quitte pour aller se faire écraser par un omnibus. Qu’est-ce encore que cela veut dire ? Est-ce un tableau de mœurs, aussi lui, que M. Brieux a voulu nous donner ? ou plutôt n’est-ce pas un drame qu’il a prétendu faire, un drame de la vie réelle, une vengeance de femme à laquelle il a cru nous intéresser ? A moins encore qu’au détriment de l’un comme de l’autre il n’ait voulu mêler deux sujets ensemble dans sa pièce, et même trois, si l’on comptait bien. Mais le fait est que nous n’en savons rien. Et M. Brieux ou M. Hennique savent-ils, eux, l’impression que le public remporte d’Amour ou de Ménages d’artistes ? Le public, irrité de deux heures d’attention inutile, remporte l’impression qu’on s’est moqué de lui ; et, sans doute, il a tort, quant aux intentions des auteurs ; mais il faut bien avouer qu’il a raison, s’il croit que M. Hennique et M. Brieux ne savent pas encore leur métier.

La clarté suffit-elle ? et d’autres qualités, ou d’autres conditions encore ne sont-elles pas nécessaires ? l’action ? le mouvement ? je ne sais quoi de successif ou de progressif, qui ne se répète pas, qui s’ajoute, qui se complique sans s’obscurcir, qui s’accélère de sa vitesse acquise ? Ou, en d’autres termes, si le roman, comme on le dit, peut se passer d’intrigue ou d’aventure, le théâtre, lui, peut-il, sans cesser d’être le théâtre, s’en passer, comme le roman ? A quoi d’abord on pourrait répondre que c’est une question de savoir si le roman peut se passer d’intrigue ; qu’il y a une intrigue, — lâche et mal conduite, il est vrai, — mais une intrigue enfin jusque dans l’Éducation sentimentale, ce modèle du roman sans intrigue ; et qu’au surplus nous voyons bien, dès qu’il se sent capable d’en inventer ou d’en développer une, qu’aucun romancier n’en fait le sacrifice à ses théories… Mais, en fait de théâtre, je crains qu’ici l’horreur d’Eugène Scribe n’emporte, et n’entraîne, et n’égare un peu loin la jeunesse.

Non pas assurément que je veuille prendre ici contre les jeunes gens la défense de Scribe. Ils ne lui refusent point d’avoir connu le théâtre, et ils rendent justice à la fertilité de son invention dramatique : l’auteur d’une Chaîne et de Bataille de dames en pourrait-il vraiment