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demander davantage ? Mais ce qu’ils lui reprochent, et ce qu’ils déplorent, c’est l’abus ou plutôt c’est l’emploi qu’il a fait de sa facilité. Ni caractères, ni passions, ni peintures de mœurs, disent-ils, on ne trouve rien dans son théâtre ; et son habileté de prestidigitateur n’a pour objet que de nous éblouir sur cette absence de mœurs, de passions et de caractères. Or, il a fait école. Ses successeurs, en introduisant après lui dans la comédie contemporaine ce qu’il s’était montré tout à fait incapable d’y mettre, des caractères, des passions, des mœurs, ont hérité de lui cette maxime fâcheuse que la représentation des mœurs, des passions, des caractères, avait besoin d’être soutenue par des intrigues aussi savamment ou aussi artificieusement combinées que les siennes. Ils n’ont point imité l’auteur de l’École des femmes, de l’Avare, du Malade imaginaire, chez qui l’intrigue est habituellement nulle, n’existe pas en elle-même, pour elle-même, ne semble pas avoir d’autre utilité que d’amener ou d’enchaîner les situations les plus propres à faire, comme on disait, sortir le caractère. Mais, du caractère, ils n’ont retenu que les traits qui pouvaient s’ajuster aux exigences d’une ingénieuse intrigue ; et pour vouloir demeurer fidèles à une tradition qui n’est au fond que l’expression du talent personnel d’Eugène Scribe, qui n’a pas de justification théorique, ils ont transmis à la critique, aux directeurs de théâtre, et finalement au public, la superstition de la pièce « bien faite. »

Ces raisonnemens sont-ils bien solides ? sont-ils surtout conformes à la vérité des faits ? n’abuse-t-on pas du nom de Molière ? Scribe est-il bien le grand coupable ? et, Beaumarchais avant lui, Marivaux avant Beaumarchais, Regnard avant Marivaux, n’ont-ils pas essayé de mettre dans la comédie de Molière cet intérêt d’intrigue et de curiosité dont le XVIIIe siècle a généralement trouvé qu’elle manquait ? Mais, inversement, — et nous le voyons aussi souvent qu’on remet son chef-d’œuvre à la scène, — il n’en a pas bien pris à l’auteur de Turcaret de vouloir imiter l’indifférence de Molière sur l’agrément de l’intrigue et sur la qualité du dénoûment. Qu’est-ce à dire ? sinon qu’en s’efforçant d’unir au mérite plus rare d’une peinture fidèle des caractères et des mœurs, le mérite plus vulgaire, mais non pas méprisable, d’une action bien liée, les auteurs n’ont pas uniquement suivi leur caprice ou la liberté de leur inspiration, mais ils ont tâché de conformer leur art à de nouvelles exigences du goût. Et si tous les genres, si tous les arts, dans leur évolution, nous apparaissent comme soumis à une loi de complexité croissante ; si, par exemple, nous goûtons en musique ou en peinture des combinaisons de sons ou de couleurs qui sans doute eussent blessé les oreilles ou offensé les yeux de Raphaël et de Palestrina ; si personne aujourd’hui, parmi ceux qui l’admirent le plus, n’oserait proposer de ressusciter la tragédie de Corneille ou de Racine, est-on bien sûr qu’en demandant au théâtre de se passer désormais