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Ce sont peut-être encore ici les théoriciens de l’art pour l’art qui ont égaré nos jeunes auteurs. Ils semblent croire que des mœurs bien observées ou des caractères bien tracés, sont l’œuvre entière, l’œuvre totale, l’œuvre complète et achevée dont ils ne sont, en réalité, que la préparation nécessaire. Ils prennent des « études » pour des œuvres, ou, si l’on veut encore, ils confondent, je ne dis pas l’échafaudage, mais « l’épure » avec l’édifice. On ne loge point pourtant dans une « épure. » Pareillement, les moyens de l’art ne sauraient être ainsi séparés de sa destination. Là est l’explication ou la raison de la vivacité des critiques dont ils se plaignent, et là aussi l’explication de quelques succès qui les étonnent, qui les affligent, qui les scandalisent. C’est que l’homme n’est point fait pour l’art, ni la vie pour être imitée ou satirisée par les auteurs ; la vie est faite pour être vécue, et l’imitation de la vie, comme l’art même, sont faits pour l’homme. Et si cela n’est pas entièrement vrai de la peinture ou de la poésie, — des genres solitaires, pour ainsi parler, qui sont pour l’artiste l’expression de son rêve de beauté, — cela est vrai, absolument vrai des genres communs, dont on pourrait dire, comme du théâtre, qu’ils n’existent qu’avec la complicité du public.

Une autre manie ou une autre erreur, contre laquelle les jeunes gens ne sauraient trop se tenir en garde, c’est de croire qu’il suffise qu’ils s’intéressent à l’art pour que nous nous intéressions à eux. On entend bien ce que nous voulons dire. « Messieurs, de la douceur, disait Chardin aux critiques d’art de son temps, et à Diderot en particulier, qui nous le raconte. Entre tous les tableaux qui sont ici, cherchez le plus mauvais, et sachez que deux mille malheureux ont brisé entre leurs dents le pinceau, de désespoir de faire jamais aussi mal. » Mais la critique n’est pas tenue de prendre le parti de ces deux mille malheureux, si même ce n’est son devoir de leur dire qu’au lieu de faire de la peinture, ils feraient mieux d’auner de la toile. Et combien cela n’est-il pas plus vrai, quand, animés, comme ils paraissent l’être quelquefois, d’une fureur de dénigrement sans mesure, les « deux mille malheureux, » pour faire triompher leur peinture, s’efforcent d’insinuer, ou de démontrer que personne avant eux n’a su peindre ! Eh ! qu’ils aient donc du talent d’abord ! Qu’ils y joignent un peu de modestie ensuite ; qu’ils ne nient pas les principes de l’art pour justifier les maladresses qui sont souvent tout leur art, à eux ; qu’ils laissent d’ailleurs à la critique une liberté qui ne sera profitable qu’à eux ; et, se rendant compte, enfin, de la distance qu’il y a partout, mais surtout en art, de l’intention à l’exécution, qu’ils en croient ceux qui, n’ayant en portefeuille ou en projet ni roman, ni comédie, ni drame, ni poème, n’ont donc aucune raison personnelle d’exalter ou de déprécier les œuvres de M. Jean Jullien ou de M. George Ancey, de M. Léon Hennique ou de M. Paul Alexis.