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ses alliés qui sont ses maîtres. C’est ni plus ni moins la continuation du régime qui dure depuis dix ans, qui a successivement compromis les finances publiques, la paix morale, l’ordre administratif. Ce n’est pas un gouvernement, c’est l’absence de tout gouvernement, sous les apparences d’un cabinet qui, avec des noms différens, n’est que la reproduction des cabinets qui se sont succédé. On a laissé échapper l’occasion de faire un énergique et utile effort pour redresser et relever la politique du régime. Et quel est le moment où l’on se plaît à perpétuer ce jeu des équivoques, des ministères incohérens, au risque de perdre tous les fruits d’une situation qui aurait pu, certes, avec un peu de bonne volonté, devenir facilement meilleure à la suite des élections dernières ? C’est justement l’heure où il serait le plus nécessaire d’avoir un gouvernement éprouvé et vigilant, appuyé sur la raison nationale, sur l’ensemble des forces du pays, puisant en lui-même et dans la confiance publique assez d’autorité pour en imposer aux partis et à un parlement incertain. C’est le moment où éclatent des événemens qui peuvent avoir les plus graves conséquences pour l’Europe et pour la France elle-même, que notre nation, entre toutes, est intéressée à suivre avec une attention clairvoyante.

Assurément nos crises pâlissent devant cette crise bien autrement grave et tragique qui se déroule depuis quelques semaines à Berlin. C’est donc un fait désormais accompli et irrévocable : l’homme qui, à ce déclin du siècle, a eu le rôle le plus retentissant dans le monde, M. de Bismarck a quitté la scène. Celui qui a remué, bouleversé l’Europe pour édifier par le fer et le feu un empire allemand, celui qui a tenu dans ses mains tous les fils de la politique du continent, qui depuis vingt ans s’est appelé le chancelier et qui, hier encore, était tout, n’est plus rien à Berlin ! On s’était accoutumé à le croire inébranlable dans ce poste créé pour lui et où il exerçait son omnipotence, on pouvait supposer qu’il mourrait chancelier. Il a disparu, au contraire, par le plus soudain et le plus surprenant des coups de théâtre, après avoir été obligé, c’est le mot, de se dépouiller de tous ses pouvoirs, de ses ministères, de la présidence du conseil de Prusse, du titre même de chancelier. Il n’est plus aujourd’hui qu’un fonctionnaire en retraite rendu au repos et à la solitude. Il a pu être escorté par les ovations à son départ de Berlin ; mais c’est fini, le drame est joué ! Le politique qui entrait, il y a vingt-huit ans, sur la scène en brutalisant un parlement, qui, depuis, n’a cessé d’agiter le monde par sa diplomatie et par la guerre, qui a fait sentir partout en Allemagne, en Europe le poids de sa rude main et a été assez heureux pour fonder un empire, pour imposer son alliance même à des vaincus, ce politique n’est plus que le solitaire de Friedrichsruhe ! Comment est-il tombé ? On peut chercher bien des causes ou en imaginer. La plus vraisemblable, celle qui