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encore ce qu’ils imaginaient. Quand il visite une ville et confère avec les autorités du lieu sur les intérêts de la commune ou du département, ses interlocuteurs sont éblouis ; il est aussi bien informé qu’eux et plus perspicace ; c’est lui qui leur explique leurs affaires. La veille au soir, en arrivant, il s’est fait remettre des résumés de faits et de chiffres, tous les renseignemens positifs et techniques, concentrés et classés selon la méthode qu’il enseigne et prescrit à ses administrateurs[1] ; pendant la nuit, il les a lus et les possède ; le matin, dès l’aube, il a fait sa tournée à cheval ; avec une promptitude et une justesse extraordinaires, son coup d’œil topographique a discerné « la meilleure direction à donner au canal projeté, le meilleur emplacement pour une usine à établir, pour un port ou une digue à construire[2]. » Aux difficultés dans lesquelles s’embrouillaient les meilleures têtes du pays, aux questions controversées qui semblaient insolubles, il apporte du premier coup la solution pratique et unique ; elle était là, sous la main, et les membres du conseil local ne l’avaient pas vue ; il la leur fait toucher du doigt. Devant cette compétence universelle et ce merveilleux génie, ils restent confondus, béans. « C’est plus qu’un homme, » disaient à Beugnot les administrateurs de Dusseldorf[3]. « Oui, répond Beugnot, c’est un diable. » En effet, à l’ascendant de l’esprit il ajoute l’ascendant de la force ; toujours, à travers le grand homme, on aperçoit en lui le dominateur foudroyant : l’admiration commence ou s’achève par la peur : toute l’âme est subjuguée ; sous son regard, l’enthousiasme et la servilité se confondent en un sentiment unique d’obéissance passionnée et de soumission sans réserve[4]. Volontairement et involontairement, par conviction et avec tremblement, les hommes fascinés abdiquent à son profit leur libre arbitre. L’impression magique subsiste en eux après qu’il est parti. Même absent, même sur ceux qui ne l’ont jamais vu, il garde son prestige et il le communique à tous ceux qui commandent en son nom. Devant le préfet, baron, comte, conseiller d’État, sénateur, en habit brodé, doré et garni de décorations, tout conseil, municipal ou général, perd la faculté de

  1. Beugnot, Mémoires, I, 363.
  2. Faber, ib.. 127. — Cf. Charlotte de Sohr, Napoléon en 1811 (détails et anecdotes sur le voyage de Napoléon en Belgique et en Hollande).
  3. Beugnot, ib., I, 380. 384. « Il accabla sous l’admiration les bons Allemands, qui ne devinaient pas comment leurs intérêts lui étaient devenus si familiers et avec quelle supériorité il les traitait. »
  4. Beugnot, ib., I, 395. Partout, sur le passage de l’empereur (1811), l’impression qu’on éprouvait était « l’espace de saisissement qu’impose l’apparition d’une merveille. »