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attention[1]. Préoccupés, comme ils l’étaient, de voir que certaines provinces avaient perdu une partie de leurs habitans, comment n’auraient-ils pas éprouvé quelque inquiétude au sujet d’une institution qu’on accusait de discréditer le mariage, et qui pouvait ainsi accroître le mal qu’ils s’efforçaient de guérir ?

Cette fois il paraît bien difficile que le christianisme puisse se défendre contre des reproches qui lui viennent de tant de côtés, et il faut bien reconnaître que cette préférence donnée si ouvertement à la virginité sur le mariage, cette passion de célibat qui saisit es gens du Ve siècle, a dû contribuer, dans une certaine mesure, à la dépopulation de l’empire. Mais ici encore le mal remontait plus haut ; il était plus ancien que le christianisme, et l’on s’en était aperçu vers la fin de la république. Dès cette époque, la grande ville attirait dans ses murs les cultivateurs d’alentour et faisait le vide autour d’elle. Virgile, Tite-Live, Properce remarquent avec tristesse que tous ces vaillans petits peuples de la banlieue romaine qui avaient arrêté les légions pendant des siècles n’existent plus ; déjà se formait autour de Rome le désert de la Campagna. Lucain est plus sombre encore ; il nous dit que la désolation et la ruine s’étendent à toute l’Italie :


At nunc semirutis pendent quod mœnia tectis
Urbibus Italiæ…


si tant de belles contrées sont dépeuplées, « si quelques habitans à peine errent dans les rues désertes des vieilles villes, » c’est pour lui la faute de Pharsale. Auguste en accuse les habitudes égoïstes de la société de son temps. Le mariage y semble une servitude, la famille un embarras ; on cherche à se faire une existence libre, où l’on n’ait qu’à songer à soi. Le bonheur consiste à vivre seul, sans femme, sans enfant, sans charge, sans devoir, situation charmante, enviée de tous, qui s’exprime d’un mot difficile à rendre en français, orbitas, prœmia orbitatis. C’est contre ces célibataires obstinés qu’Auguste dirige la sévérité de ses lois. Par des menaces, par des exhortations, par des peines, par des récompenses, il prétend les forcer à se marier ; mais l’intervention de l’autorité dans les questions de ce genre est toujours indiscrète

  1. Jovinien soutenait que les vierges et les femmes mariées ont un égal mérite devant Dieu, si leurs œuvres ne mettent pas entre elles de différence, et qu’il est indifférent de s’abstenir de viandes ou d’en user modérément en rendant grâces à Dieu qui les donne. Vigilance attaquait avec une violence extrême le célibat des prêtres et le culte des reliques. C’est une première apparition de la Réforme, une sorte d’annonce de Luther, dès le IVe siècle.