Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/820

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Lorsque je me trouvai hors de la vue de ma mère, de mes frères et de mes sœurs dont la présence me donnait confiance, je me trouvai comme quelqu’un qui n’a plus de terrain ferme pour se tenir droit et de guide pour se diriger, ce qui me faisait craindre d’errer par ignorance hors du sentier de l’honneur. Si bien que j’e ne savais plus comment me conduire. En outre, j’avais entendu dire que le monde était porté à jeter des insinuations même sur les innocens, ce qui faisait que je n’osais plus ni regarder avec mes yeux, ni parler, ni me montrer sociable d’aucune façon, en sorte que je passais pour sotte de nature… » Aussi désirait-elle maintenant repartir avec autant d’ardeur qu’elle avait désiré venir. Cette fois lady Lucas refusa de lui complaire en lui faisant observer que ce serait un déshonneur de quitter la cour sitôt après y être entrée. Elle resta donc ; et la défaite de Marston-Moor ayant forcé la reine à quitter l’Angleterre, elle la suivit à Paris où sa destinée devait venir la trouver dans la personne du marquis de Newcastle, l’illustre vaincu de la mémorable bataille qui avait fait passer définitivement du côté des parlementaires l’ascendant longtemps incertain et disputé.

La timidité est peut-être de toutes les affections de l’âme celle dont les moralistes et psychologues se sont toujours le moins occupés, et dont ils ont le moins bien parlé, soit qu’ils l’aient estimée de nature trop puérile pour lui accorder attention, soit que leur expérience ne leur ait fourni à son sujet aucun renseignement digne d’intérêt. La vie de la duchesse de Newcastle est à cet égard un véritable document qui permet de combler quelque peu cette lacune. Elle est d’abord un bel exemple de l’égalité avec laquelle cette malfaisante affection sévit à la fois sur toutes les conditions, et contre laquelle ne peuvent prévaloir ni la naissance, ni la fortune, ni l’esprit. Elle confirme le nom d’infirmité que nous lui avons donné justement, car la timidité a tous les effets d’un mal physique, effets qui vont tantôt jusqu’à l’évanouissement, tantôt jusqu’à l’angoisse la plus cruelle. Elle prouve enfin que le mal est incurable, et que tous les correctifs qu’on emploie contre lui ne font que l’augmenter, et donner encore plus de prise à toutes ses malignités. Ces correctifs sont au nombre de trois ; la duchesse, selon les âges, les connut et les appliqua à tour de rôle, et aucun ne lui réussit. Jeune, sa timidité se renfermait volontiers dans le silence, elle répondait mal, ou à peine, et alors on disait : c’est une sotte. Plus tard, lorsqu’elle fut devenue bel esprit, appelant à son aide tout son courage, elle se répandait avec véhémence en flots de paroles qu’elle accompagnait de gestes trop expressifs, et on disait : c’est une ridicule. En tous temps enfin, mais surtout, semble-t-il, dans ses dernières années, elle réagissait volontiers contre