Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/832

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

service de ne pas assister au spectacle de la guerre civile, y rencontra cette légende toute formée. On lui montra la place où les deux officiers avaient été fusillés, elle était entièrement nue, tandis que tout autour la terre était touffue du plus beau gazon, et on lui dit que jamais plus l’herbe ne pousserait là où le sang des deux Cavaliers avait coulé. Soixante ans après, du temps de Defoë, la tradition existait encore[1]. Tant de deuils, si douloureux et si récens, n’étaient pas pour diminuer ce penchant à la solitude qui était naturel à la duchesse ; aussi à Londres, où elle fit en tout une demi-douzaine de visites, vécut-elle exclusivement dans la compagnie de sa famille et serait-elle repartie sans avoir pris d’autre plaisir que quelques promenades à Hyde-Park, si elle n’avait trouvé dans les concerts qui se donnaient chez le musicien Lawes, l’ami de Milton, une distraction noblement assortie à la mélancolie de sa fortune.

Le séjour de la duchesse en Angleterre se prolongea inutilement un an et demi. Elle ne put rien obtenir du parlement qui lui répondit que les concessions faites aux femmes et aux enfans des proscrits ne pouvaient lui être accordées, parce que son mariage avait été conclu postérieurement à la mise hors la loi de son époux, situation qu’elle n’avait pas ignorée, et que, d’ailleurs, l’indulgence dont bénéficiaient d’autres exilés ne pouvait se porter sur l’homme qui avait été le plus grand traître de l’Angleterre. Cette sévérité n’est pas pour trop étonner quand on pense au rôle joué par Newcastle pendant la première période de la guerre civile, et la duchesse était par nature peu faite pour l’adoucir. Elle n’avait rien de ce qui fait la bonne solliciteuse, sa hauteur de caractère, qui était extrême, et cette timidité invétérée qu’elle nous a si bien décrite, lui défendant les manèges, assiduités et importunités qu’exige l’exercice de cet art fait pour moitié d’humilité feinte et pour moitié d’effronterie vraie. Elle s’aperçut donc très vite de son peu d’aptitude à ce rôle peu princier, et ne fit aucun effort pour se vaincre, n’étant pas de celles qui ont pour devise

  1. Cette exécution sommaire de sir Charles Lucas et de sir George Lisle est un des faits de la révolution d’Angleterre qui ont été le plus déplorés, mais le moins bien éclaircis par les historiens. La seule explication à peu près satisfaisante et portant la marque de la vraisemblance que nous en connaissions se rencontre dans un mémoire écrit par un des assiégés de Colchester et inséré par Defoë dans un livre d’impressions de voyages qu’il publia, en 1724, sous ce titre : Tour à travers Vile entière de la Grande-Bretagne. Selon l’auteur de ce mémoire, où la passion politique se fait ni peu sentir qu’il est impossible de dire s’il est l’œuvre d’un royaliste ou d’un parlementaire, sir Charles Lucas aurait été exécuté parce que, fait prisonnier pendant les événemens antérieurs au siège, il avait été mis en liberté sur sa parole d’honneur de ne plus jamais porter les armes contre le parlement. Dès le début du siège, lord Fairfax l’avait averti qu’il serait passible de toute la rigueur des lois militaires et avait refusé obstinément de répondre à toutes les communications où figurait son nom.