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guerre des religions qui se côtoient et se tolèrent en frémissant ; guerre de la civilisation contre la barbarie ; combat perpétuel livré par l’esprit de l’Europe à cette force d’inertie mille fois plus pesante et plus difficile à entamer que le schiste ou le quartz sous le pic des ingénieurs. Dans ces montagnes, toutes les résistances se sont donné rendez-vous pour un conflit suprême. Toutes les contradictions se reflètent dans la structure de ce sol tourmenté. Voilà pourquoi le voyageur se sent l’âme oppressée : il croit traverser un cercle de l’enfer de Dante et précipite ses pas vers le point lumineux qui luit à l’horizon.

Mais aussi quelle détente quand il arrive à la mer et quel souvenir que celui de cette première journée passée sur le golfe Adriatique ! Tout est lumière, apaisement, quiétude. Les caps avec leurs airs de défi, les îles, pyramides tronquées, les montagnes à demi sous-marines, semblables à des monstres révoltés, tordant leur échine, toutes les colères de la terre se calment peu à peu sous la caresse de cette mer qui ondule au loin le long des rivages. Elle a des philtres, la nymphe aux yeux glauques, pour assoupir les géans foudroyés. Elle les embrasse et les berce d’une souple étreinte. Elle répand sur leurs crevasses béantes une vapeur impalpable. À son contact divin, les rochers stériles, les blocs sourds et muets deviennent beaux et nobles ; et leur profil, enveloppé d’azur, prend à distance des airs de palais enchantés. Ils planent, ils voguent à leur tour comme ces montagnes légères des tableaux du Lorrain, qui dressent leur courbe diaphane dans le rayonnement du soleil levant.

Nous aussi, cette grande force nous emporte, nous berce et nous apaise, soit que le bateau glisse sur le cristal limpide d’une petite baie, soit qu’il fende au large les lames courtes et brillantes, bleues dans les lointains, vertes et frangées d’écume dans le sillage du navire. La côte dalmate file devant nous ; et quelquefois de si près que nous distinguons, à travers le feuillage argenté des oliviers, tissu de gaze d’un vert pâle jeté sur les épaules de la montagne, des ruines à tournure noble qui se chauffent au soleil, des clochers, quelques pampres, quelques pins parasols, des recoins intimes où flotte une lumière douce, amortie par ces maigres ombrages. Terre pauvre, en somme, et qui n’a que la peau sur les os ; charmante encore dans sa décadence et sans cesse embellie par le reflet de la mer ; moins riche évidemment, moins capiteuse que l’Italie, sa voisine, mais gardant pour ses fidèles un parfum subtil de sauvageon, et la grâce des choses anciennes, un peu délaissées, que les pieds du vulgaire n’ont point encore profanées : tel un parc abandonné dont les parterres ont disparu sous les herbes folles et dont les