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À Gênes, sous les citronniers,
À Vevay, sous les verts pommiers,
........
Partout où j’ai touché la terre.
Sur ma route est venu s’asseoir
Un étranger vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère…

Et cet étranger, c’est le démon de la politique. Il a visité la Dalmatie, mais sans y séjourner. Tandis que le reste de la péninsule s’évertuait, pérorait et se canonnait pour le déplacement d’une borne, cette longue bande de terre semée d’oliviers demeurait assez paisible derrière son rempart de cimes décharnées. Demain peut-être, les souvenirs ne lui suffiront plus ; elle entrera dans le conflit des peuples. Mais aujourd’hui, elle se contente encore d’aspirations littéraires. Chaque habitant semble dire : « Voyez, hommes du siècle, hommes de fer et de sang : nous avons trouvé le secret du bonheur, et du haut de notre rivage nous contemplons votre agitation. Nous aussi, nous avons lutté, nous avons souffert et nous vous raconterons, si vous voulez, de belles histoires. Mais nous avons découvert enfin la beauté du ciel et de la mer, que nos querelles nous faisaient oublier. Le bruit léger de la vague qui murmure et meurt dans les roseaux d’une baie nous console de tout. Pendant que vous vous égosillez sur la place publique, nous chantons une barcarolle, et nous sommes heureux… »

Cette impression vous pénètre dès qu’on met le pied sur la terre dalmate : c’est, je crois, dans la jolie presqu’île de Sabioncello, qu’un isthme en miniature rattache à la terre ferme, comme un bijou de prix curieusement ciselé. Les habitans de ce coin de terre ont bravement combattu jadis. La double chaîne de murailles qui barrait l’isthme est encore debout, avec ses créneaux en or bruni. Deux jolis villages, qui se prenaient pour des villes, Stagno Piccolo, Stagno Grande, montent la garde sur les deux flancs de la montagne. Mais lorsque les dignes citoyens versaient charitablement de l’huile bouillante sur la tête de leurs semblables, leur sort était-il donc plus doux ? Les deux Stagno sommeillent maintenant comme des Suisses sur leur hallebarde. Les coulevrines inoffensives ont roulé dans le fossé plein d’herbe. Des abeilles butinent sur le chemin de ronde. Les remparts ne sentent plus la poudre, mais la fleur d’amandier ou la jeune vigne nouvelle. Ils sont renommés pour leurs espaliers. Par la brèche, on aperçoit un morceau de campagne resplendissant sous la lumière de midi, avec un bras de mer qui scintille à l’horizon. À mi-côte, la tour du guetteur, crânement campée, toute fière de ses larges cicatrices, se tient au frais dans un bouquet de verdure, et semble un invalide chargé de veiller sur un square.