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Elles n’ont cependant rien de lourd ni de masculin, ces filles de la côte. Leur taille est souple ; leurs mains vigoureuses ont de fines attaches. Ce n’est point de la graine slave ; mais plutôt quelque beau brin de race italienne jeté là par hasard, ou peut-être, qui sait ? un rejeton de provenance plus lointaine encore : quelque retour des croisades oublié dans l’Adriatique. Et comme les villes dalmates mélangent toutes les races et tous les types, rien n’est plus amusant que de voir, un jour de marché, près de ces filles au fin corsage, les tailles épaisses des paysannes de l’intérieur, dans leurs longues chemises brodées. Rien n’est plus stupéfiant que de rencontrer ces dernières chez un bric-à-brac, en train de négocier leur pudique ceinture, une espèce de harnais de cheval incrusté de plaques de cuivre et d’agates grosses comme le poing. Qu’une femme puisse porter négligemment cette breloque et faire six lieues à pied, c’est ce qu’il faut voir pour le croire. Le fourmillement de ces marchés dalmates ferait la joie d’un peintre et le désespoir d’un ethnographe. Il perdrait son latin, cet honnête homme, à noter sur son carnet les particularités et physionomies d’une centaine de commères, piaillant sur une place dans trois ou quatre patois différens, bariolées de rouge, de bleu, de vert, vêtues d’une seule chemise ou de trente-six jupes superposées, portant des souliers plats ou de lourdes sandales, des coiffes blanches ou des chapeaux de paille. Le diable lui-même ne s’y retrouverait pas. Mais toutes les nuances disparaissent dans la gaîté générale. En terre dalmate, les races se sont de tout temps rapprochées sans se confondre ; et même aujourd’hui, les efforts méritoires des journaux pour attiser les passions ne peuvent leur apprendre à se haïr. Slaves, Italiens, Morlaques, même les farouches Monténégrins s’apprivoisent, dès qu’ils descendent sur cette côte aimée du soleil : la douce ironie du ciel les force à s’embrasser. Puis, si les bourgeois discutent, le bas peuple conserve son insouciance. Il ne perd ni ne gagne aux changemens de maître. Qu’il dépende de Venise, de Vienne ou d’Agram, il manie, comme autrefois, le poinçon ou la lime, en sifflant sa chanson dans l’ombre des auvens. Comme autrefois, les petits métiers font bruire partout leurs fuseaux, tandis que les matrones, assises devant les portes, épluchent la tignasse des futurs citoyens.

Humeur enjouée, vive et légère ! Gaîté que jadis on disait française ! bienfait des dieux ! ceinture de Vénus, écharpe d’Iris dont les couleurs changeantes consolaient de l’orage et faisaient le charme de la vie ! Qualités aimables, qu’êtes-vous devenues ? pourquoi faut-il vous chercher dans quelque coin perdu de l’Europe, que la fureur du siècle n’a point encore envahi ? Mais par quel miracle cette goutte d’ambroisie est-elle restée au bord de la