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Il fallut donc, pour remédier à cette disette, inventer des mots et des tours nouveaux. Mais on était alors à une époque pleine de goût, de mesure, de délicatesse, et les innovations se firent d’une manière habile et discrète. Il n’en fut pas tout à fait de même plus tard, quand une nouvelle religion, étrangère par ses origines au monde gréco-romain, se répandit dans l’empire. Cette fois les changemens furent très considérables. On fut bien forcé de créer une foule de termes pour exprimer des idées, des croyances, des rites, que Rome ne connaissait pas ; et quoiqu’au dire de M. Gœlzer[1] cette invasion de mots nouveaux se soit faite d’une façon moins irrégulière qu’on ne croit et plus conforme au génie du latin, il n’en reçut pas moins une atteinte très profonde.

Mais les innovations de mots ne sont pas ce qui altère le plus une langue. Tant que la syntaxe résiste, rien n’est perdu. Par malheur, la syntaxe aussi fut entamée ; elle eut beaucoup à souffrir de la grande place que les auteurs chrétiens laissèrent prendre, dans les ouvrages écrits, à la langue populaire et parlée : c’est le second reproche, et le plus grave, qu’on leur adresse.

Dans aucun pays du monde, le peuple ne s’exprime tout à fait comme les gens bien élevés ; mais à Rome la différence semble avoir été plus tranchée qu’ailleurs. On y trouve toujours, au-dessous du langage des personnes du monde (sermo urbanus), une façon de parler plus commune, à l’usage de la populace (sermo plebeius). Partout, de sa nature, le sermo plebeius est envahissant, dominateur, et cherche à se glisser jusque dans la bonne compagnie. A Rome, il fut contenu, pendant quatre siècles, par la langue littéraire, et forcé de rester dans ses limites. Mais, dès que la littérature s’affaiblit, il en sort, et, ne se sentant plus maîtrisé, il s’impose à tout le monde. Ce ne sont pas seulement les auteurs chrétiens qui le subissent, comme on le croit d’ordinaire ; il s’introduit aussi chez ceux qui n’ont jamais professé le christianisme, comme Ammien Marcellin, ou qui même lui étaient hostiles, comme Macrobe. Si chez les chrétiens il a fait plus de ravages, c’est que le peuple a pris plus d’importance dans la nouvelle religion. L’auditoire, dans les églises, se compose surtout d’ignorans et d’illettrés ; il faut un peu parler comme eux, pour s’en faire entendre. Saint Ambroise ne paraît pas s’en être beaucoup préoccupé, et ses sermons ne diffèrent pas de ses autres écrits ; mais il s’adressait à des Italiens, dont le latin était la langue nationale, et qui étaient capables de suivre sans efforts même des gens qui

  1. Dans son excellent ouvrage sur la Latinité de saint Jérôme.