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pas payé du sacrifice de nos colonies notre éphémère prépondérance sur le continent ! Que dire de la Russie, née dans les plaines sans borne et voyageant éternellement à la recherche d’un bras de mer qui ne soit point une impasse ? Le colosse tâtonne et s’étire dans tous les sens, comme s’il était en travail d’organes maritimes. Que dire de l’Allemagne si profondément enlisée dans les terres ? Pour la mettre à flot, n’a-t-il pas fallu lui adapter les organes des villes hanséatiques ?

Ainsi, ni le merveilleux essor de la navigation ni l’expansion des peuples, plus merveilleuse encore, ni les grandes découvertes, n’ont pu réparer tout à fait ce vice initial de conformation dont les états modernes portent la marque, comme des êtres dont l’enfance robuste aurait été mal dirigée. La suite de cette croissance capricieuse, c’est, pour beaucoup de peuples, une sensation d’étouffement dans un territoire mal découpé ; c’est la Méditerranée, de centre qu’elle était, devenue frontière ; c’est l’Afrique et l’Asie abandonnées à l’Islam ; c’est notre continent violemment séparé des autres par le contraste des mœurs et des religions ; c’est notre mer gauloise disputée aux pirates barbaresques jusqu’à la fin du XVIIe siècle, et l’Archipel abandonné aux corsaires jusqu’au milieu du nôtre ; c’est enfin l’Europe forcée de reconquérir péniblement les côtes qui formaient son ancien domaine, et réduite à déblayer les traces des légionnaires dans les sables de Libye. On peut le lui dire, au risque d’étonner son orgueil : avec ses sciences, ses arts, ses chemins de fer, ses canons, l’Europe sans doute est forte, habile, admirable si l’on veut, mais elle est médiocrement bâtie. Elle a trop négligé son lac intérieur. Elle boite du côté de la Turquie. Elle a perdu sa meilleure tête de pont, le Bosphore. Les peuples qu’elle a enfantés ressemblent à des géans longtemps prisonniers, qui, à force de s’arc-bouter contre les murs de leur geôle, ont fait éclater cette enceinte trop étroite pour se répandre en tumulte sur le monde, sans cesser d’ailleurs de se battre entre eux. Ils font penser aux esclaves de Michel-Ange, à leurs traits contractés, à leurs muscles tendus, aux bras nerveux qui secouent des chaînes, aux larges poitrines qui demandent de l’air. Ces créatures puissantes et tourmentées diffèrent autant d’un peuple antique qu’un chevalier du moyen âge diffère d’un soldat grec ou romain.

C’est qu’en effet le plan de Rome était tout autre. Avec les fragmens épars sur les bords de l’Adriatique, nous pouvons le reconstruire tout entier, comme Cuvier refaisait un animal sur la vue d’un seul ossement.

Nul terrain n’était plus difficile : sur la rive dalmate, une côte âpre, hérissée, vrai repaire de pirates, aussi mal famée