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que la Cilicie, menace perpétuelle pour l’Italie grasse et plate ; des populations sauvages, assez semblables à celles qui peuplent aujourd’hui les bouches de Cattaro, ne voyant dans le voisinage de la mer qu’une occasion de brigandage ; des chefs de clans qui tranchaient du roitelet dès qu’ils pouvaient traîner une centaine de coquins sur leurs talons ; çà et là, quelques villes grecques jetant des racines sur le sol barbare, cherchant la sécurité dans les îles, achetant des écumeurs de mer le droit de vivre et de trafiquer ; des coins inexplorés, légendaires, avec des forêts impénétrables : tel fut à peu près l’âge héroïque de cette contrée, canton dédaigné par Hercule lorsqu’il purgeait la terre de monstres, digne théâtre de la grande et moult merveilleuse aventure du prudent Ulysse, rentrant chez lui par le chemin des écoliers. Certainement, Homère avait dans la mémoire une île de l’Adriatique, lorsqu’il décrivait la grotte de la nymphe aux beaux cheveux. Tout près de ce lieu de délices, Mercure aperçut, dit-il, un bois d’aulnes et de cyprès dans lequel perchaient les éperviers, les chouettes, les goélands criards, et tous les oiseaux qui vivent de la mer. Rien n’empêche de considérer Circé ou Calypso comme des reines de flibustiers. Quelques siècles plus tard, Circé s’appelait Teuta ; elle avait une flotte dans l’Adriatique, et recevait les conseils d’Ulysse, qui, sous le nom de Démétrius, gouvernait avec perfidie la colonie grecque de Pharos.

Or, l’Hercule qui se chargea de nettoyer ce Palus-Méotide ne fut autre que le peuple romain. Selon sa coutume, il se rendit d’abord maître de la mer et relança les pirates jusque dans leurs cavernes, non sans peine : les rames se brisaient sur les rochers, les lourdes galères s’empêtraient dans les passes et souvent s’échouaient à l’embouchure des fleuves, comme des baleines harcelées par des centaines de barques. Mais la patience du géant ne se lassa point. Derrière les petits ports, trop disséminés, on vit s’étendre peu à peu le réseau continu des voies romaines ; et tandis que ces peuplades indisciplinées, pleines de confiance dans leurs montagnes, faisaient face à la mer, les légions, débouchant du nord, les prenaient à revers. Les tribuns militaires portaient dans leur cuirasse des cartes d’état-major que nous possédons encore. Les centurions marquaient les gîtes et mesuraient les distances. Avec les itinéraires, nous pouvons reconstituer la marche des troupes ; et l’indication des étapes est si juste, qu’elle permet aujourd’hui de retrouver la place des villes disparues. Ces puissans ouvriers politiques poursuivent avec une lenteur savante leur solide construction, exactement moulée sur la nature des choses ; ils soudent les territoires et coulent les matériaux épars dans un ciment