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fuyantes de son couronnement, squelette vigoureux dont la charpente soutient encore toutes ces vies humaines, rectangle colossal dont la face opposée, tournée vers la campagne, est sévère et nue comme le glacis d’une forteresse. Dès lors, le passé vous a reconquis, vous pourrez retourner le lendemain dans ce dédale : le tumulte des vivans ne vous fera plus oublier les morts. Vous ne vous lasserez pas de contempler ces portiques, sauvés par miracle au cœur même de l’édifice, noircis, léchés par les flammes ou rongés par le temps, et mariant la gravité romaine avec la grâce attique ; et ce petit temple rond, chapelle païenne enchâssée dans ce dédale, où le demi-jour des tympans éclaire les combats simulés de jolis amours rebondis, tandis que, dans la pièce voisine, une chapelle catholique étale des oripeaux fanés. Quand vous posséderez à fond les détours de l’immense palais, il apparaîtra devant vous comme l’image même de l’empire, dressant ses bastions du côté du continent, mais ouvrant sur les mers intérieures un portique hospitalier.

La même forte impression, vous l’éprouverez devant l’amphithéâtre de Pola : ces larges assises, ces blocs énormes à peine entamés par le temps, ces gradins circulaires sur lesquels les siècles ont déployé leur tapis de verdure, cette construction logique et simple, ces arcades répétées d’étage en étage, et dont la monotonie même vous saisit de respect, comme la marque d’une inflexible volonté, c’est peut-être le symbole le plus parfait du génie de Rome : une grandeur massive reposant sur des aplombs inébranlables, une circonférence fermée profilant sur le ciel sa courbe définitive et contenant l’esprit, comme le regard, dans un cercle de Popilius. — Et comme ce style est partout semblable à lui-même par la gravité, la décision, la tenue et la suite dans les desseins, si vous n’avez pas le temps de venir à Pola, entrez au Louvre : vous lirez la même phrase écrite sur les traits d’un César, d’un Auguste, d’un Trajan, d’un Marc-Aurèle. Cette simplicité de vues, cette énergie passionnée, vous les trouverez même dans la physionomie des mauvais empereurs, d’un Tibère, par exemple, car les lèvres minces du tyran vont avec le front vaste du chef d’état. Chez les pires, cette haute raison, qui est la conscience de Rome, a encore des éclairs et domine par moment toutes les bassesses. Ainsi dit-on des mauvais papes, que, s’ils ont failli comme hommes, ils gardaient jusque dans leurs désordres le sentiment des intérêts de l’Église : héritiers, par là, de l’esprit romain. Telles apparaissent, dans les galeries, ces longues files de statues impassibles, législateurs, soldats et diplomates aux larges tempes, aux cheveux courts, au visage impérieux, avec leurs yeux blancs tournés vers l’idée fixe : on a beau les savoir chargés de crimes,