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d’héroïsme qui met la loi suprême dans le salut de la patrie. C’est ce qu’on vit en 1677, lorsque le vizir Kara-Mustapha, pour suffire à ses folles prodigalités, voulut saigner à blanc la république et la menaça des dernières rigueurs. Il y eut, ce jour-là, grand émoi dans le conseil. On était à bout d’expédiens. Le Turc se montrait inflexible. Alors partit pour Constantinople la plus singulière ambassade. Ces braves gens s’en allaient les mains vides, sachant d’avance quel sort les attendait, armés seulement de leur éloquence, mais décidés, à souffrir toutes les tortures pour conjurer la ruine de l’état. On les jette en prison, dans un cachot infect qui avait servi de charnier pour les pestiférés. On leur apprend que l’un d’eux, retenu par un pacha, vient de succomber sous les mauvais traitemens. Réduits à cette extrémité, on les somme d’écrire au sénat. Ils écrivent en effet, mais pour inviter leurs compatriotes à ne pas fléchir. Le vizir lui-même, frappé d’admiration, les relâcha.

Peu à peu cependant, comme il n’est corps si sain qui n’ait son germe de mort, l’esprit civique tourne en morgue aristocratique étroite. Dès le XVIIe siècle, après le grand tremblement de terre, il faut presque une révolution pour ajouter une douzaine de familles nobles à l’aristocratie décimée. Encore les anciennes familles tiennent-elles ces parvenus à distance : ils se distinguent les uns des autres par les sobriquets bizarres de « Salamanque » et de « Sorbonne. » C’est une grande question de savoir, quand on se rencontre dans la rue, lequel saluera le premier. Un siècle de mesquines querelles suffit à peine à les mettre sur un pied d’égalité. Faute de renouvellement, la sève municipale languit et s’étiole. D’autre part, le patriotisme de clocher est égoïste : il n’a point entamé les campagnes. Dans les malheurs de la république, on voit fondre sur elle les paysans, ses vassaux : les populations de la montagne étaient demeurées sauvages, et Raguse, qui avait des comptoirs jusque sur le Danube, n’avait rien fait pour civiliser la banlieue. Le consul français Prévôt écrivait en 1750 : « L’orgueil des nobles, qui fait tout plier sous son autorité, s’offense d’être obligé d’accorder la moindre distinction à qui n’est pas de leur caste… » Puis, sous l’influence des jésuites, la foi religieuse devient intolérance et bigotisme : en 1667, la ville, à moitié détruite, au lieu d’accueillir tous les cultes, repousse une colonie de 600 orthodoxes qui demandaient à s’établir sur son territoire. Plus tard, elle refuse au boyard serbe Vladislavitch l’innocente satisfaction de construire une église dans son jardin et s’attire ainsi l’animosité de la Russie. Il semble que les transformations de l’Europe, et même la découverte de l’Amérique, l’aient moins affaiblie que les vices intérieurs de son gouvernement, paralysé par des traditions immuables. En 1805, à l’époque où Pouqueville l’a dépeinte, elle n’est plus que l’ombre