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qui dépensent au hasard le trop-plein de leur sève. Aussi Venise, la première, a jeté par-dessus bord l’idéal chevaleresque du moyen âge. Elle avait inventé le machiavélisme avant Machiavel. Les papiers secrets du fameux conseil ont été publiés : c’est une lecture édifiante, et qui montre quelles armes Venise employait contre les rois ses voisins, particulièrement ceux de Hongrie et de Croatie. L’assassinat, est l’expédient le plus ordinaire. On y discute le procédé, les conjonctures favorables, la qualité et la rapidité des poisons, dans un latin bien étudié, du même ton froid que l’on examine les affaires courantes. On fixe les primes d’encouragement pour les meurtriers ; et dans le cas où il leur arriverait malheur, on règle d’avance, avec un soin touchant, le sort de la veuve et des enfans. Ce n’est point l’acte désespéré d’un gouvernement aux abois : ces projets de meurtre et d’empoisonnement remplissent un gros volume de 7 ou 800 pages. Partout, la politique a fait commettre bien des crimes : mais jamais avec autant de méthode et de cynisme. N’en déplaise au grand Italien de la renaissance qui fit l’apologie de César Borgia, cette méthode est défectueuse : elle manque de portée. Pour grandir et pour durer, la raison d’état toute seule n’est pas suffisante : il faut, aux peuples les plus forts, une certaine dose de générosité qui leur gagne les cœurs des hommes. Autrement, l’esprit politique est un diamant qui taille, qui coupe, qui broie, qu’on entame avec peine, mais qui ne s’amalgame point.

L’exemple de Venise démontre à la fois les immenses ressources d’une civilisation maritime, et la vanité d’une prétendue sagesse qui ne travaille que pour elle-même.


V

De nouveau les siècles passent. Venise, dépossédée du commerce du monde, sommeille au fond du golfe Adriatique, et la Dalmatie dort auprès d’elle. L’avenir n’est plus aux petites confédérations maritimes. Il est aux grands états, dont les rivalités ébranlent le continent, avec un bruit de canon qui, de temps en temps, se répercute sur les bords de la Méditerranée. Venise est devenue l’auberge de Candide, où se rencontrent les rois détrônés, les blessés et les vaincus de la bataille européenne. Les vaisseaux qui sillonnent la mer intérieure battent pavillon d’Espagne, de France ou d’Angleterre. À mesure que les nations ; se consolident, l’horizon de l’Europe s’élargit. Que lui importent maintenant ce bras de mer et ces républiques, minuscules ! ne prend-elle pas possession du monde ? Ne couvre-t-elle pas de ses voiles les océans des deux hémisphères ? Aux vieilles maisons féodales qui se disputent l’Europe centrale,