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bonne foi égale, mais avec un singulier aveuglement, ne tenir qu’assez peu de compte des aptitudes particulières de son ancien élève et du genre de mérite dont il avait fait preuve[1] : toujours est-il que consciemment ou non, Gros avait donné des exemples d’émancipation dont Géricault et Delacroix s’étaient sans doute autorisés pour agir conformément à leurs propres instincts et dans la mesure de leurs forces.

Les survenans à leur tour trouvaient donc le terrain bien préparé. Il leur suffisait, pour avoir raison des erreurs ou des préjugés qui pouvaient subsister encore, de les combattre par des témoignages positifs de leurs talens personnels, sans recourir aux programmes ambitieux, encore moins au dénigrement systématique des travaux antérieurs. En un mot, tout se réduisait au fond à une question de rénovation par des exemples pratiques. Une levée en masse d’artistes consultans pour ainsi dire, de théoriciens improvisés et de discoureurs par incapacité de produire, ne pouvait aboutir qu’à une agitation stérile. Tel fut en effet le résultat le plus clair du mouvement que les doctrinaires du romantisme s’efforçaient d’opérer dans notre école, il y a environ soixante ans.

Lorsqu’on pèse aujourd’hui de sang-froid les promesses faites alors et les prétendus progrès célébrés par les sectateurs ou les avocats du. romantisme, lorsqu’on rapproche du langage tenu par les journaux du parti les œuvres qui devraient le justifier, il est difficile de ne pas être frappé de l’insuffisance de celles-ci, eu égard : à la, signification esthétique qu’on leur attribuait et à la portée des intentions qu’elles étaient censées traduire. Qui sait même ? sauf Delacroix, qui d’ailleurs déclina toujours soigneusement le rôle de chef d’école qu’on prétendait lui imposer et la responsabilité attachée à ce titre[2], — sauf encore Eugène Devéria, quoique

  1. Gros avait, depuis plusieurs années déjà, produit tous les ouvrages qui honorent le plus son nom lorsque, dans une lettre qu’il lui écrivait en 1820 de Bruxelles, David lui reprochait « de n’avoir pas fait encore ce qu’on appelle un tableau d’histoire » et de s’en être tenu « à des sujets futiles, à des tableaux de circonstance… Vous convient-il d’attendre toujours ? ajoutait-il. Vite, vite, mon bon ami, feuilletez votre Plutarque… et produisez du grand pour vous mettre à votre juste place. » Malheureusement, pour le peintre des Pestiférés de Jaffa et d’autres scènes « futiles » de cette espèce, les exhortations de David n’eurent d’autre résultat que d’énerver, en le détournant de sa voie, le beau talent qu’elles prétendaient stimuler. Loin d’ajouter à la gloire de Gros, les tableaux peints par lui sur des thèmes empruntés à l’antiquité courraient le risque aujourd’hui de la. compromettre, s’il était possible, en face de ces ouvrages plus ou moins faibles, d’oublier les chefs-d’œuvre sortis antérieurement de la même main.
  2. Entre autres témoignages du dédain intime qu’inspiraient à Delacroix les entreprises de ses soi-disant sectateurs, il suffira de citer ces lignes écrites par lui sur un cahier de notes : « Les romantiques modernes sont restés fanfarons avec la prétention de revenir à plus de naturel. En littérature, ils sont descendus jusqu’à la trivialité, et ils n’ont pas cessé d’être ampoulés. » Voyez Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres (par son ami M. Piron) ; Paris, 1865, p. 411.