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I

« La postérité juge et jugera Catherine avec toutes les passions des hommes. La nouvelle philosophie[1], dont malheureusement elle fut atteinte, et qui fut le principe de ses défauts, couvre comme d’un voile épais ses grandes et belles qualités. Il paraît juste de remonter à son aurore avant de la condamner, afin de ne pas étouffer la renommée de sa gloire et de son ineffable bonté.

« L’impératrice fut élevée à la cour du prince, son père, le prince d’Anhalt, par une gouvernante ignorante et de basse condition, qui sut à peine lui apprendre à lire. Ses païens ne s’occupaient ni de ses principes, ni de son éducation. Elle fut amenée en Russie à L’âge de seize ans, belle, remplie de grâces naturelles, de génie, d’âme et d’esprit, avec le désir de plaire et de s’instruire. On la maria au duc de Holstein, alors grand-duc et destiné à succéder à l’impératrice Elisabeth, sa tante. Il était laid, faible de caractère, petit, minutieux, ivrogne et débauché. La cour d’Elisabeth n’offrait que le tableau de la débauche, dont elle donnait l’exemple. Le feld-maréchal comte Munich, homme d’esprit, fut le premier à deviner Catherine ; il l’engagea à s’instruire. Cette proposition fut acceptée avec empressement. Le maréchal lui donna pour première lecture le Dictionnaire de Bayle, ouvrage empoisonné, dangereux et séduisant, surtout pour celle qui n’eut jamais aucune idée de la vérité divine qui terrasse le mensonge. Catherine lut cet ouvrage trois fois de suite dans l’espace de quelques mois. C’est ainsi que son imagination enflammée l’amena à se mettre en rapport avec les sophistes de l’époque.

« Ce fut dans ces dispositions que Catherine devint la femme d’un prince dont la plus haute ambition était de devenir caporal au service du roi de Prusse. Empereur, Pierre imposa à la Russie le joug de sa faiblesse. Catherine en souffrait ; ses idées, grandes et nobles, semblaient franchir les obstacles qui s’opposaient à son éducation. La nation était révoltée de la dépravation de Pierre III et du mépris qu’il témoignait à ses sujets. Une révolution générale était sur le point d’éclater, on demandait une

  1. Inutile de dire que la « nouvelle philosophie » dont il est question, c’est la philosophie de Voltaire et des encyclopédistes. Catherine, on le sait, avait voué un culte au patriarche de Ferney. Après sa mort, la maison qu’il avait habitée en Suisse fut reconstruite telle qu’elle était dans le parc de Tsarsko-Sélo, et Catherine y fit placer la bibliothèque de Voltaire ; bibliothèque qu’elle avait achetée à Mme Denis, nièce du philosophe.