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Potemkin n’avait rien épargné pour jeter le plus grand éclat sur cette marche triomphale. Il fit voir les étoiles en plein midi à cette illustre compagnie, décora les steppes incultes de villages en carton, fit élever des palais en bois qu’il orna de magnifiques étoiles de tapis d’Orient, de vases et de bibelots dont il avait dépouillé les Turcs, organisa des bals et des festins et réussit à éblouir tout le monde, avant tout l’impératrice elle-même. Malgré toutes ces fatigues, elle trouva le temps de décrire, avec cette verve dont elle possédait le secret, les incidens de ce voyage à Grimm, son fidèle souffre-douleur, comme elle l’appelait. Les madrigaux qu’on lui adressait, les croquis que « l’habit rouge, » le comte de Schouvalof, faisait d’elle, les conversations avec Joseph II, les mots du prince de Ligne, rien ne fut oublié dans cette correspondance. Nous n’en extrayons que quelques passages pour donner une idée de cette fantasmagorie qui dura des mois et qui coûta des millions.

L’impératrice écrit de Kherson le 15 mai :


Le sept de ce mois, j’appris sur ma galera, au-delà de Kaïdaki, que M. le comte de Falkenstein (l’empereur Joseph II) courait à moi à toute bride ; aussitôt je m’en fus à terre pour courir aussi au-devant de lui, et nous courûmes si bien que nous nous rencontrâmes au milieu des champs nez à nez ; la première parole qu’il me dit fut que voilà tous les politiques bien attrapés : personne ne verra notre rencontre ; lui, il était avec son ambassadeur, et moi avec le prince de Ligne, l’habit rouge, et la comtesse Branicka. Les majestés, réunies dans les mêmes voitures, coururent d’une traite trente verstes à Kaïdaki ; mais, ayant couru tout seuls par les champs, lui, comptant sur mon dîner, moi, sur celui du maréchal prince Potemkin ; et celui-ci s’étant avisé de jeûner pour gagner du temps et préparer une érection d’une nouvelle ville, nous trouvâmes bien le prince Potemkin revenu de son expédition, mais point de dîner ; mais comme on est expéditif dans le besoin, le prince Potemkin s’avisa de devenir lui-même chef de cuisine, le prince de Nassau marmiton, le grand général Branicki pâtissier, et voilà que, depuis le couronnement des deux majestés, elles n’avaient jamais été aussi grandement et aussi mal servies ; malgré cela, on mangea, on rit et on se contenta d’un dîner tant bon que mauvais. Le lendemain, on dîna mieux, et le surlendemain on s’en alla à Yêkateri-nograd…………..


A Baktiobi-saraï, ancienne résidence des khans, et dans leur maison, où toute la pacotille des deux Impériales Majestés est logée, ce 21 mai 1787.