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de spectacle plus lugubre et plus odieux que celui qu’offre ce fleuve dans le parcours de 80 lieues qui sépare Calcutta de son embouchure. C’est une nappe fangeuse coulant entre deux berges de vase qui s’élèvent à la hauteur des hunes du bâtiment. Sur ce courant sans profondeur, glissent des cadavres gonflés qui se renouvellent sans cesse. De grands vautours chauves planent sans bruit au-dessus d’eux et s’abattent lourdement sur cette proie, tandis que les museaux noirs des alligators émergent de temps en temps autour du navire et qu’on entend la nuit rugir les tigres, dans les profondeurs des jungles. Lorsqu’on est retenu à l’embouchure du fleuve, en attendant une grande marée pour franchir la barre et gagner la haute mer, et qu’on a le choléra à son bord, les journées paraissent longues. C’est du moins l’impression que j’ai éprouvée jadis, dans ces conditions, au mouillage de Saugor ; elle était partagée par ce qui restait de l’état-major et de l’équipage du bâtiment.

En somme, l’immersion dans les fleuves est une coutume détestable. J’aime encore mieux la crémation. Dans l’Inde, la comparaison est facile à faire. Lorsqu’on remonte ou qu’on descend le Gange, on aperçoit de temps en temps un bûcher sur la rive ; la nuit, la lueur rouge des flammes se reflète dans le fleuve et ajoute sa note au sinistre concert dont j’ai tâché de donner une idée. Au milieu de ces solitudes et de ces marécages, une pareille coutume est sans danger. Le bois ne fait pas défaut et le temps ne compte pas pour les populations de l’Inde. Il n’en est pas de même dans nos villes européennes ; la crémation y présente des inconvéniens qu’il est indispensable de signaler.

En premier lieu, c’est une façon dispendieuse de se débarrasser des dépouilles humaines. Le prix de l’opération proprement dite a sensiblement diminué. Il s’élevait, dans le principe, à 100 lianes ; il est tombé à 30 avec les appareils perfectionnés, et aujourd’hui, dans le crématoire du Père-Lachaise, il suffit d’un hectolitre de coke, d’une valeur de 3 francs, pour détruire un cadavre ; mais les frais de premier établissement et d’entretien sont considérables. Le crématoire du Père-Lachaise coûtera 629,274 francs quand il sera complètement terminé. C’est le chiffre prévu et voté par le conseil municipal, lequel a décidé, de plus, qu’on en exécuterait un second à Montparnasse, et qui a invité l’administration à réserver, dans ces deux cimetières, des emplacemens pour les monumens collectifs destinés à renfermer les cendres des personnes ne possédant pas de concessions perpétuelles[1]. Si la crémation se

  1. Délibération du 27 décembre 1889.