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son existence ne se prolonge pas jusque-là et qu’il n’attende pas que ce dernier coup lui soit porté.


IV

Quoi qu’en disent les partisans de la crémation, elle répugne à nos mœurs. En France, nous tenons à ce qu’on touche le moins possible à nos morts. L’autopsie, les opérations de l’embaumement nous répugnent ; pour beaucoup de personnes, elles ressemblent à des profanations. Lorsque nous avons assisté nos proches à leurs derniers instans et reçu leur dernier soupir, lorsqu’après avoir contemplé leurs traits dans la beauté sereine dont la mort les illumine pour quelques instans, nous les avons pieusement déposés dans leurs bières et conduits au champ de repos, nous savons qu’ils sont là, qu’ils y resteront à tout jamais tranquilles et que lentement, à travers les années, ils y subiront leur dernière métamorphose, sans que rien vienne la troubler. Avec la crémation, la transformation se fait en une heure. On arrive avec la bière qui renferme ce qu’on avait de plus précieux au monde. Hier c’était une personne vivante et on a la conscience qu’elle est encore intacte dans ce cercueil qu’on vient d’apporter. On la voit disparaître dans la fournaise, au milieu des flammes ; puis, au bout d’une heure, le four est vide et on vous rend un kilogramme d’os calcinés. Voilà tout ce qui vous reste, et l’illusion n’est plus permise. En une heure, la flamme a fait sous vos yeux l’œuvre de destruction, qui aurait mis des années à s’accomplir dans les profondeurs mystérieuses de la tombe.

L’opération est sinistre. On a pu en juger par la description que j’en ai faite et que je me suis pourtant efforcé de ne pas assombrir. Elle est de nature à faire reculer les gens qui n’obéissent pas à un parti-pris. Je ne peux pas être soupçonné d’une susceptibilité exagérée à l’endroit de pareils spectacles et, quand je vois la bière entrer dans le laboratoire, je sens que je ne pourrais pas affronter un pareil spectacle, s’il s’agissait de l’un des miens. Je ne suis pas le seul, du reste. Tous les journaux ont raconté la scène navrante qui s’est passée, le 9 février dernier, au Père-Lachaise, lors de la crémation d’une jeune maîtresse de dessin, morte l’avant-veille et qui avait témoigné le désir d’être brûlée. Ses malheureux parens avaient voulu assister à la cérémonie. Au moment critique, ils n’ont pas pu retenir leurs cris de désespoir et alors, dans l’assis-lance, composée surtout de jeunes filles, il y a eu une explosion de gémissemens, de sanglots et même de crises de nerfs qui a vivement impressionné tout le monde.