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sociétés de crémation, l’autorisation de passer de la théorie à la pratique et les facilités nécessaires pour s’installer à leur guise ; mais, après avoir demandé la liberté pour elles, nous la réclamons avec la même énergie pour ceux qui veulent rester fidèles aux coutumes de leurs pères. Je sais que personne, en ce moment, ne parle de rendre la crémation obligatoire ; mais ces choses-là ne se font pas du premier coup. On a déjà beaucoup fait à Paris pour l’encourager. La taxe imposée par la ville ne représente, comme je l’ai montré, que la moitié de ce que l’opération lui coûte et les dispenses qu’elle accorde d’une façon si libérale sont une incitation évidente à en profiter.

Si l’ardeur des néophytes ne se ralentit pas par la satisfaction qui leur est donnée, ils obtiendront facilement d’envoyer aux crématoires les indifférens, ceux qui ne se seront prononcés ni pour un mode, ni pour l’autre, lorsque les familles ne s’y opposeront pas. Qui sait si plus tard on n’ira pas plus loin. La loi du 15 novembre 1887 donne, comme nous l’avons montré, à tout majeur ou mineur émancipé le droit d’opter pour l’inhumation ou l’incinération ; n’est-il pas à craindre qu’en s’appuyant sur ce texte, on n’en vienne un jour à faire violence aux familles, à leur arracher le corps d’un des leurs pour le brûler, en produisant quelque écrit signé par un malheureux retenu par le respect humain, ayant contracté en pleine santé un engagement dont il a perdu le souvenir à ses derniers momens ?

L’esprit d’intolérance qui règne dans certaines classes de la société ne justifie que trop ces appréhensions, et maintenant que l’église s’est prononcée contre la crémation, il serait déplorable de voir recommencer, en faveur de celle-ci, la campagne à laquelle nous avons assisté jadis à propos des enterremens civils. Il ne faut pas qu’on cherche à laïciser les sépultures. La liberté de conscience est la plus précieuse de toutes. Il est aussi odieux de vouloir empêcher les gens d’aller à l’église que de les contraindre à y entrer. La nouvelle coutume ne me paraît pas appelée à prendre une extension considérable si l’esprit de parti ne s’en mêle pas. En Italie, à l’époque de la propagande la plus active, on n’a conduit, en six ans, que 239 personnes aux crématoires, et à Paris, le monument du Père-Lachaise n’a reçu, du 31 août 1889 au 1er janvier 1890, que 35 corps apportés par leurs familles. Il n’y a donc pas d’engouement. La crémation ne dépasse pas le cercle d’adhérens qu’elle a trouvés dès le début ; mais ses promoteurs espèrent bien qu’elle fera des prosélytes. Le conseil municipal compte sur 200 opérations pour l’année en cours d’exercice. Les prévisions de son budget sont établies sur ce chiffre.