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publique. Aussi, est-ce en vue de ces circonstances exceptionnelles que les partisans de l’incinération ont d’abord demandé l’application de leur méthode.

En 1883, au moment où le choléra venait d’éclater en Égypte et menaçait l’Europe, la société de crémation, par l’organe de son président, et le conseil municipal de Paris sollicitèrent l’autorisation d’établir, dans les cimetières, des appareils crématoires destinés, pour le moment, à ne fonctionner qu’en temps d’épidémie. Ce vœu semblait assez rationnel ; mais ni le conseil municipal ni la société de crémation ne s’étaient rendu compte des difficultés que son application présenterait dans la pratique. Personne ne s’était demandé combien il faudrait construire de fours et à quelle dépense on se trouverait entraîné. C’est cependant un calcul facile à faire, en s’appuyant sur l’expérience du passé.

Lorsqu’une épidémie sérieuse éclate dans une ville, elle atteint rapidement son apogée, et pendant quelques jours la mortalité est excessive. Le nombre des décès est parfois décuplé. Cette proportion a même été dépassée, à Paris, pendant l’épidémie de 1832. Le 9 décembre, il mourut du choléra 814 personnes et la population n’était alors que de 945,698 âmes. Aucune mesure de prévoyance n’avait été prise en vue d’une pareille catastrophe. Le service des pompes funèbres fut promptement débordé et les enterremens réguliers ne furent plus possibles. Paris présenta alors l’aspect le plus lugubre. Les nuits surtout étaient sinistres. De grands feux allumés dans les carrefours projetaient des lueurs d’incendie sur les maisons voisines. Dans les rues désertes on voyait passer des tapissières, des tombereaux et des fourgons d’artillerie. Au bruit qu’ils faisaient en roulant sur le pavé, on sortait des maisons pour déposer les cadavres dans ces voitures qui les emportaient aux différens cimetières. De profondes tranchées y avaient été creusées à l’avance ; les morts y étaient couchés côte à côte et recouverts d’une légère couche de chaux vive sur laquelle on amoncelait la terre préalablement rejetée sur les côtés.

Ces inhumations collectives ont souvent été depuis imposées par la nécessité. Quand on entre dans le cimetière de Toulon, où les dernières épidémies de choléra ont été particulièrement meurtrières, on y voit de longs tumuli parallèles dont chacun correspond à l’une d’elles et en porte la date sur un écriteau. Les bières y ont été déposées côte à côte, et c’est le seul moyen pratique quand la mortalité est considérable. Ce qu’il y a d’urgent, en pareil cas, c’est d’en finir promptement avec les morts : on sait ce qui advint à Marseille, pendant la peste de 1720, pour avoir méconnu ce précepte. L’inhumation seule permet de s’y conformer.