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La crémation demande trop de temps. Il faut espérer que nous ne reverrons plus de mortalité comme celle de 1832, parce que le choléra diminue de violence à chaque épidémie ; mais si nous étions appelés à en subir une plus faible de moitié, nous verrions encore des journées de plus de mille décès, et cinquante fours ne suffiraient pas pour brûler les morts. D’après ce qu’a coûté celui du Père-Lachaise, on peut évaluer la dépense qu’il faudrait inscrire au budget municipal, — et ces dépenses devraient être faites à l’avance, — car de pareilles installations ne s’improvisent pas et le choléra tombe sur un pays comme la foudre. En admettant que le conseil municipal de Paris ne recule pas devant les frais, il ne trouverait vraisemblablement pas d’imitateurs. Pas une autre ville ne consentirait à s’imposer des sacrifices aussi considérables, en vue d’une éventualité à laquelle on espère toujours échapper et pour se garantir d’un danger qu’on serait en droit de qualifier d’imaginaire, en s’appuyant sur l’opinion des médecins les plus autorisés.

M. Brouardel, dans le rapport qu’il a adressé, le 17 août 1883, au conseil d’hygiène et de salubrité de la Seine, sur la crémation dans les cimetières de Paris, en temps d’épidémie, s’exprime de la façon suivante : « Il n’est pas démontré qu’une fois inhumé, un cadavre de cholérique puisse être un agent de propagation de cette maladie. Nous n’avons pas trouvé une seule observation signalant ce fait. Que le corps soit détruit par le feu, ou lentement par la combustion dans le sein de la terre, le résultat définitif semble donc le même ; on ne peut pas invoquer le danger de l’inhumation des cholériques pour faire adopter la nécessité de la crémation de leurs cadavres. »

M. Brouardel fait observer, de plus, qu’en temps d’épidémie la crémation ne peut pas être précédée de l’autopsie et de l’expertise qu’on regarde comme indispensables, et cependant le choléra est la maladie qu’il est le plus facile de confondre avec les empoisonnemens par l’arsenic, par le sublimé et par certains alcaloïdes. Les criminels le savent bien ; tout fait supposer qu’ils en profitent et il serait fâcheux de leur donner une chance d’impunité de plus.

L’emploi de la crémation sur les champs de bataille compte des partisans même parmi les personnes qui la verraient avec regret se généraliser dans les conditions ordinaires. Ils peuvent invoquer de nombreux exemples en faveur de leur opinion. On a souvent été conduit à brûler les morts, même dans les guerres récentes.

En 1812, les Russes ont détruit par le feu les monceaux de cadavres que la grande armée laissait derrière elle dans sa funèbre retraite. En 1814, les Allemands transportèrent à Montfaucon les corps des 4,000 soldats tués dans cette affaire et les y firent brûler