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nous craignait ; nous craignons maintenant tout te monde ! Les barbares étaient nos tributaires ; nous payons tribut aux barbares, et ils nous vendent le triste repos dont nous jouissons ! A-t-on rien vu de plus misérable que nous, et dans quel abîme sommes-nous tombés ! Ce n’est pas assez d’être malheureux, nous sommes ridicules ; Cet or, qu’on vient nous prendre, nous voulons avoir l’air de le donner volontairement ; nous disons que c’est un présent que notre libéralité fait aux barbares, quand c’est le prix dont nous achetons notre existence. Les esclaves, lorsqu’ils ont une fois payé leur rançon à leur maître, jouissent de leur liberté ; nous autres, nous nous rachetons sans cesse, et nous sommes toujours esclaves ! » Voilà la vérité ; Salvien ne cherche pas à la voiler comme Orose ; il ne fait aucun effort pour pallier les maux de l’invasion. Sa nature violente s’accommode mal de ces mensonges ; au contraire, il serait plutôt tenté d’aller à l’extrémité opposée et d’assombrir encore les couleurs.

Il a pourtant un point commun avec Orose : son livre est un livre de polémique et non une œuvre désintéressée. Il n’étudie pas les événemens contemporains pour y chercher la vérité absolue ; il veut en tirer des argumens pour soutenir une thèse. C’est encore une raison de nous méfier de son témoignage. Comme Orose, il répond à des reproches que l’invasion a fait naître contre le christianisme ; seulement, l’ennemi qu’il combat n’est plus le même. Il ne s’agit plus ici de réfuter les païens ; les païens ont à peu près disparu du monde, ou, s’il en reste, ils n’osent plus rien dire. Les malheurs de l’empire semblaient d’abord leur avoir donné quelque confiance. Avant le siège de Rome, ils demandaient insolemment qu’on leur rendit leurs anciennes cérémonies, sous prétexte qu’elles pouvaient sauver encore une fois la ville qu’elles avaient si longtemps protégée. Quand elle eut été prise et pillée, ils attaquèrent avec violence les chrétiens qu’ils accusaient des calamités publiques. Mais ce réveil du parti moribond ne dura pas, et les désastres mêmes, qui semblaient devoir lui rendre des partisans, les lui ôtèrent. La vieille religion était complètement usée ; elle pouvait bien continuer obscurément à vivre par habitude dans des temps calmes, mais elle n’avait plus assez de ressort pour supporter l’épreuve des jours malheureux. Elle manquait de ces croyances précises dont on a besoin, quand on pense que tout va finir ; elle était impuissante à consoler les misères de la vie présente par les perspectives de la vie future ; le charme était sorti d’elle, et c’est vers sa rivale que les âmes troublées se tournaient au premier danger. On lit, dans les lettres de saint Jérôme, qu’un jour de la Pentecôte le soleil s’étant tout d’un coup voilé, on crut que la fin du monde arrivait, et que de partout on se précipita dans les églises