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voyons bien par Salvien que le christianisme n’y avait pas changé grand’chose. L’esclave est toujours cet être intérieur et dégradé[1], sur lequel le maître se croit tout permis. S’il lui arrive de le tuer, dans un accès de colère, il ne pense pas avoir dépassé ses droits. C’est ainsi qu’il s’habitue à l’homicide. Quant à l’adultère, il lui est plus aisé encore d’en prendre des leçons chez lui. Le jeune serviteur est un complice qui flatte et sert ses passions ; la jeune esclave regarde comme un devoir de céder à ses caprices. C’est ainsi que la plupart d’entre eux, qui ont fait des mariages honorables, croient naturel d’entretenir tout un sérail dans leur maison[2]. Mais quelles que soient les fautes qu’ils commettent dans leur vie privée, Salvien est encore plus sévère pour leur conduite politique. Comme tous les historiens du temps, il trouve que les exactions du fisc sont le fléau qui perd l’empire. Les impôts, dit-il dans son énergique langage, le prennent à la gorge, comme les mains des voleurs serrent le cou de leur victime. Or, il accuse les grands et les riches, qui sont en possession des magistratures municipales, de rendre par leurs malversations les impôts plus lourds et plus vexatoires. Sous divers prétextes, par exemple, pour honorer les envoyés du prince et fournir à leurs dépenses, ils ordonnent des levées extraordinaires dont ils trouvent moyen de s’exempter. Ils les décrètent eux-mêmes, mais ils les font payer aux pauvres gens. Quand le prince, touché de la misère de ses sujets, leur remet une partie de leurs contributions, ils s’arrangent pour que cette libéralité ne profite qu’à eux, c’est-à-dire à ceux qui n’en ont pas besoin : ce sont les plus misérables et les plus chargés qu’on ne décharge jamais. Voilà ce qui excite surtout la colère de Salvien. Il est resté plus fidèle qu’aucun de ses contemporains à l’esprit démocratique de l’ancien christianisme. Les petits et les humbles sont ses préférés. Il prend si fort à cœur leur parti qu’il oublie d’être juste pour les autres. Tous les historiens du temps nous font plaindre le sort de ces malheureux curiales que les lois enferment dans leurs fonctions comme dans une geôle. Pour Salvien, ce ne sont pas des victimes, mais des bourreaux : « Autant de curiales, dit-il, autant de tyrans. « Il en vient à absoudre les Bagaudes, ces

  1. C’est Salvien lui-même qui le dit : Malos esse servos ac detestabiles satis certum est.
  2. Nous avons à ce propos un aveu très curieux dans le petit poème de Paulin de Pellaque j’ai cité tout à l’heure. En confessant les fautes de sa jeunesse, il nous dit : « Je contins mes désirs, je respectai toujours la pudeur. Jamais je n’acceptai l’amour d’une femme libre, quoiqu’il me fût plus d’une fois offert. Je me contentai de celui des femmes esclaves qui étaient au service de ma maison. » Il ajoute que de cette façon il ne commettait pas de crime et sauvait sa réputation.