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c’est Archias, ou Dikéos, ou Thersandros, qui l’ont raconté les premiers de vive voix, soit à lui-même, soit à d’autres, et il dit par quels intermédiaires le récit a passé. Il sait douter, et ne se porte pas garant de tout ce qu’il rapporte : « Je dois dire ce qu’on raconte, mais non pas tout croire sans réserves ; que cette déclaration s’applique à tout mon ouvrage. » Et sans cesse il lui arrive de rapporter des traditions à l’égard desquelles il dégage sa responsabilité. Il met ainsi d’accord, de la manière la plus heureuse, et sa conscience d’historien et notre curiosité : car ces récits qu’il ne veut pas donner pour vrais sont en général aussi délicieux que peu conformes à la réalité, et c’eût été grand dommage s’il avait dédaigné de les recueillir. Très souvent aussi, entre deux ou trois formes divergentes d’un même récit, sa critique hésite : il refuse alors de se prononcer et fait le lecteur juge du débat en lui soumettant toutes les pièces avec impartialité. En tout cela, on ne peut que louer la prudence et le bon sens de l’historien. — Quand il discute et qu’il indique à la fin sa préférence, il fait preuve des mêmes qualités. On racontait, par exemple, que Xerxès, dans sa fuite, avait essuyé une tempête, et qu’il n’avait été sauvé du naufrage que par le dévoûment des seigneurs perses de sa suite, ceux-ci, pour alléger le navire, s’étant volontairement précipités dans la mer furieuse. Hérodote rapporte cette tradition, mais il fait observer qu’elle est peu vraisemblable, attendu que, selon toute apparence, avant de se précipiter eux-mêmes dans les flots, les seigneurs perses auraient jeté à la nier les petites gens de l’équipage, dont la vie devait leur paraître moins précieuse que la leur. Hérodote fait preuve en toute rencontre de la même raison finement avisée, de la même expérience positive de la vie.

Là où ces qualités suffisent, il est excellent ; mais elles ne suffisent pas partout. Il y a des questions qui touchent à la métaphysique, aux principes généraux de la science ; d’autres exigent, pour être résolues, une préparation spéciale et technique. S’il s’agit, par exemple, de juger un récit où figure un événement merveilleux, toute la question du merveilleux y est intéressée. S’il s’agit d’un phénomène physique, le jugement qu’on en porte dépend de l’idée qu’on se fait du système du monde. De même, pour bien apprécier l’authenticité d’une inscription, il faut avoir fait une étude spéciale des documens de ce genre. En cet ordre de questions, il ne suffit pas d’avoir l’esprit naturellement bon : il faut être en possession d’un principe de jugement et d’appréciation ; il faut, selon le mot de Pascal, « avoir une montre, » par laquelle on décide l’heure qu’il est, au lieu de s’en fier uniquement à la finesse de ses sens. Ce qui manque souvent à Hérodote, par la faute de son temps plus que par la sienne, c’est cette sorte de « montre. »