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instant. Il juge les personnes et les choses, il raisonne sur les oracles, il dit son avis sur les événemens ; s’il s’agit de phénomènes physiques, il expose ses conjectures et ses théories avec un laisser-aller très amusant : on voit que, de son temps, la science n’est pas faite ; chacun la fait pour son compte, avec son tempérament et son humeur ; c’est un sujet de causerie et de spéculation plus qu’un corps de doctrine. Bref, sur tout sujet, Hérodote est toujours prêt à se mettre en scène et à s’étendre. C’est un procédé très naïf ; scientifiquement, il a l’avantage d’être très sincère : il ne dissimule aucun doute, aucune ignorance. Mais Hérodote procède souvent aussi d’une autre façon : il dramatise ses réflexions et sa philosophie ; il les place dans la bouche de ses personnages, qu’il met en scène à sa mode ordinaire. De temps en temps, la suite du récit est suspendue ; quelques personnages de marque, Crésus et Solon, Darius et les seigneurs perses, Xerxès et Artaban, Xerxès et Démarate, occupent seuls la scène ; ils se mettent à deviser sur la politique, sur la morale, sur les lois divines qui président à la destinée ; c’est comme un intermède philosophique dans le développement des faits.

A propos d’un de ces entretiens (celui de Darius avec les seigneurs perses sur la meilleure forme de gouvernement), Hérodote va au-devant d’une critique. Le récit, sans doute, ayant paru peu croyable à quelques lecteurs, l’historien y insiste et affirme que les discours en question ont été réellement tenus. Pour s’expliquer l’affirmation d’Hérodote, il faut bien supposer que l’idée première de cet entretien lui a été fournie par le narrateur inconnu dont il a suivi l’autorité ; mais il a certainement usé lui-même d’une liberté complète dans l’exécution, et les discours des seigneurs perses portent au plus haut point la marque grecque. Ici donc, la part de vérité est fort petite, et la liberté d’invention de l’historien fort grande, pour le fond comme pour la forme. Cette conclusion s’applique à tous les autres entretiens du même genre. Les uns n’ont pu avoir de témoins qui les aient racontés ; par exemple, la délibération de Xerxès avec Mardonius et Artaban au début du VIIe livre. D’autres, entre Xerxès et Démarate, entre Xerxès et Artaban, sont évidemment, pour une large part, des inventions postérieures aux événemens. D’autres enfin sont impossibles, comme l’entretien de Crésus et de Solon, qui ne se sont jamais rencontrés. Les Grecs ont toujours aimé à mettre en rapports personnels les hommes célèbres qu’une chronologie complaisante pouvait à la rigueur rapprocher les uns des autres, par exemple Homère et Hésiode, Solon et Anacharsis, etc. Il n’est pas probable qu’Hérodote, avec la conscience qu’il avait de ses devoirs d’historien, ait inventé de toutes pièces des scènes de ce genre : il a dû en trouver le germe dans la