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religion et tout le pays des chimères avec beaucoup de gaîté. Comme j’étais terre à terre, Mme de Staël m’a dit qu’elle m’avait connu céleste, mais que je m’étais gâté. Je lui ai répondu que, depuis mon entrée à Paris, je m’étais fait homme pour les péchés des autres. » On retrouve, dans la merveilleuse esquisse de Lawrence, et le délicieux causeur dont on disait que, lorsqu’il avait cessé de parler, on l’écoutait encore, et aussi l’habitant du ciel qui s’est fait homme, qui, ayant quitté les demeures éthérées sans esprit de retour et sans qu’il lui en coûtât beaucoup, se souvient pourtant de ses origines et sait regarder de haut les affaires humaines.

Beaucoup de diplomates considèrent comme leur premier ou leur seul devoir de bien comprendre la volonté de leur maître, de deviner ses intentions secrètes et de mettre leur talent au service de la pensée d’autrui. Ils n’ont qu’une existence de reflet, ce sont des serviteurs accomplis, mais ils ne se croient pas tenus d’épargner des fautes à leur souverain. Pozzo entendait tout autrement son métier. Il avait ses idées propres, ses convictions et il s’efforçait de les faire adopter. Il s’arrogeait le droit de représentation et de remontrance. Plus d’une fois son gouvernement lui reprocha d’être trop Français et de sacrifier ses instructions à sa politique personnelle. « J’ai servi, je sers l’empereur avec tout le dévoûment que je lui dois, comme à mon maître, à mon souverain et à mon bienfaiteur, écrivait-il à Nesselrode le 23 mai 1815. Dans les choses où les ordres sont positifs, j’obéis ; dans celles où mon jugement est libre, j’agis selon ma conscience et mes faibles lumières. Et moi aussi je pourrais deviner les intentions et obtenir la faveur. Non, jamais Pozzo n’aura pareille faute à se reprocher ! Il existe dans mon cœur un sentiment qui me commande de me respecter moi-même ; si j’avais le malheur de l’étouffer, je ne serais plus rien à mes propres yeux. » Et il ajoutait : « A cinquante ans, on peut me rendre malheureux, mais il n’appartient à personne de m’humilier… Adieu, mon cher comte ; il y a un meilleur monde ; j’espère le retrouver même avant la mort, dans quelque retraite où l’on a besoin plus que jamais de se voir en dedans sans rougir. » Celui que Bernadotte appelait un Corse délié était fier, et par là encore il était Corse.

C’est un problème compliqué et fort délicat que celui de concilier l’extrême finesse avec la noblesse d’âme, et les renards ne se mettent pas en peine de le résoudre. De tous les grands diplomates du commencement de ce siècle, aucun n’eut plus de sagacité que Pozzo et aucun n’eut l’esprit plus généreux ; c’est ce que Lawrence a su dire avec son crayon. Il accusait Talleyrand, pour qui il avait peu de goût, de transformer les plus grandes affaires en intrigues. Il savait intriguer, lui aussi, et recourir dans l’occasion aux petits moyens ; mais il pensait que le fond de l’art diplomatique est « de conquérir l’influence par des principes généraux et par une conduite. »