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reprendre leur assiette, sous le premier ministère du grand patriote qui s’appelait le duc de Richelieu, et auquel Pozzo ne marchandait ni son appui ni ses conseils, l’ambassadeur de Russie passa par des alternatives de découragement et d’espérance. Tantôt il constate avec joie que la France semble sortir de son chaos, que ses ressources financières sont étonnantes, que les provinces sont tranquilles, les désordres rares, que le crédit s’améliore rapidement, que les impôts rentrent avec une surprenante facilité. Mais souvent aussi les orages qui éclatent à l’improviste dans la chambre introuvable lui font appréhender quelque catastrophe. Il juge sévèrement dans sa correspondance le parti des ultra, qu’il traite « de parti sans talens, sans connaissances, et, ce qui est encore plus alarmant, sans aucune idée du mal qu’ils font. » Il disait que la doctrine de ces royalistes à outrance consistait dans un mélange bizarre d’opinions religieuses et d’intérêts particuliers, mais que leur principale préoccupation était de récupérer leurs biens confisqués et d’exclure du cabinet, comme de toutes les fonctions publiques, quiconque ne partageait pas leurs sentimens, de n’y admettre que les purs, et, bon gré mal gré, de convertir toute la France au purisme. Il accusait ces révolutionnaires à rebours de se séparer de la nation qu’ils prétendaient gouverner ; il craignait que, pour en finir avec la révolution, ils n’en commençassent une autre.

Au milieu « de ce tourbillon d’inepties et de malignités, » il déplorait la faiblesse du roi, dont les intentions étaient excellentes et les principes irréprochables, mais qui, tracassé par la goutte, cherchant à éviter les ennuis et les querelles domestiques, se laissait compromettre par sa famille, à laquelle il ne faisait pas sentir assez son autorité. En vain le bon sens de Louis XVIII lui découvrait les dangers qu’on lui faisait courir ; en vain disait-il « que, si ces messieurs les royalistes avaient pleine liberté, on finirait par l’épurer lui-même. » Bien qu’il donnât raison à ses ministres contre les énergumènes qui travaillaient à les détruire, il ne savait pas les soutenir et les défendre, et il avait de fatales condescendances pour les conspirateurs.

L’homme le plus dangereux du royaume, aux yeux de Pozzo, était le comte d’Artois, « qui, entouré de brouillons médiocres, incapable de discerner lui-même les mauvaises affaires dans lesquelles on l’entraînait sans cesse, cédait juste autant qu’il fallait pour couvrir les intrigues d’autrui sans avoir lui-même assez de suite et d’application pour les diriger. » Par ordre de son gouvernement, Pozzo le rendit plus d’une fois attentif au mal que faisaient à la France ses relations trop étroites avec les ultra, le haut patronage qu’il leur accordait. « Ce prince est encore plus subjugué par sa faiblesse que par ses préjugés… Durant la discussion, la vérité le frappe, il convient des principes, sans vouloir avouer qu’il est un obstacle à leur mise en pratique ; mais lorsqu’on lui demande de l’action, il proteste qu’il n’a pas de volonté et qu’il est