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ensuite, dont la Lettre sur la Tolérance est de 1689 ; Montesquieu, dont les Lettres persanes ont paru treize ans avant les Lettres philosophiques, et parlons alors, mais alors seulement, de Voltaire.

Faut-il préciser son rôle encore davantage ? Aussi longtemps que l’on a pendu nos protestans. « pour cause de religion, » et de quelque persécution obscure qu’ils aient été les victimes ou plutôt les martyrs, Voltaire ne s’en est pas ému. « Qu’on pende le prédicant Rochette, ou qu’on lui donne une abbaye, — écrivait-il à Richelieu, le 27 novembre 1761, — cela est fort indifférent pour la prospérité du royaume des Francs, mais j’estime qu’il faut que le parlement le condamne à être pendu, et que le roi lui fasse grâce. » Telle était sa façon d’entendre alors la tolérance. Mais, quand la malheureuse affaire des Calas eut une fois éclaté, quand le retentissement s’en fut étendu à l’Europe entière, et quand Voltaire eut vu quelle incomparable occasion c’était de ramener à lui l’opinion et la popularité qui s’en détachaient, il prit la plume, — sa « plume légère, » — et il intervint dans un débat qu’il n’avait pas ouvert. ; Le calcul était bon, et le succès passa son espérance. Les magistrats de Genève virent en lui le défenseur de la cause protestante ; on oublia l’auteur de la Nouvelle Héloïse et de l’Emile, dont le succès grandissant importunait ses oreilles ; et il reprit ou il reconquit sur l’opinion publique l’ascendant et la souveraineté dont les encyclopédistes, depuis dix ou douze ans, l’avaient dépossédé.

Je pourrais m’en tenir à cette explication de sa conduite, mais j’en veux chercher une plus favorable et une plus honorable pour lui. On la trouvera, si je ne me trompe, dans une autre idée, toute voisine de celle de la Tolérance, et qui me semble avoir été le mobile de ses meilleures actions, la généreuse inspiration de son théâtre comme de ses Histoires, et non pas sans doute la justification, mais l’excuse en quelque mesure, de son fanatisme à rebours. C’est l’idée d’Humanité. Les mœurs étaient dures encore au XVIIe siècle ; et pour les y montrer, jusqu’à la cour du grand roi, non-seulement passionnées, mais tragiques, mais cruelles, mais féroces, on n’aurait pas besoin de creuser très profondément. La vie humaine était de peu de prix ; et pour atteindre un grand objet, — tel que paraissait être l’agrandissement du territoire national ou la réalisation de l’unité religieuse, — on ne regardait pas au nombre d’existences qu’il fallait sacrifier. On ne regardait pas non plus en justice, pour obtenir, même d’un innocent, l’aveu du crime qu’il n’avait pas commis, à lui faire subir les plus hideuses tortures. Nature délicate, impressionnable et nerveuse, quand Voltaire se représentait le supplice de Jean Calas ou celui du chevalier de La Barre, il en frissonnait ou il en tressaillait d’horreur dans ses fibres les plus secrètes. Mais, quand il parcourait l’histoire et qu’il en voyait, avec les yeux de l’esprit, le sang souiller toutes les pages, une indignation