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ne m’y divertisse guère ; mais j’ai pris un certain chemin de leur parler des choses qu’ils savent qui m’empêche de m’ennuyer. Il est vrai aussi que nous avons des hommes dans ce voisinage qui ont bien de l’esprit pour des gens de province. Les femmes n’y sont pas, à beaucoup près, si raisonnables, mais aussi elles ne font guère de visites ; par conséquent, on n’en est pas incommodé. Pour moi, j’aime bien mieux ne voir guère de gens que d’en voir de fâcheux, et la solitude que je trouve ici m’est plutôt agréable qu’ennuyeuse. Le soin que je prends de ma maison m’occupe et me divertit fort : et comme d’ailleurs je n’ai point de chagrin, que mon époux m’adore, que je l’aime fort, que je suis maîtresse absolue, je vous assure que la vie que je mène est fort heureuse et que je ne demande à Dieu que la continuation. Quand on croit être heureuse, vous savez que cela suffit pour l’être ; et comme je suis persuadée que je le suis, je vis plus contente que ne sont peut-être toutes les reines de l’Europe. »

C’est beaucoup d’être adorée d’un époux, lors même qu’on ne ferait que l’aimer fort ; c’est beaucoup aussi d’être laissée par lui maîtresse absolue, et s’il est vrai, comme l’assure Mme de La Fayette, « que, quand on croit être heureuse, cela suffit pour l’être, » on peut dire qu’elle a été heureuse en ménage, bien que ce bonheur un peu volontaire ne lui ait pas toujours suffi. Il n’est donc pas surprenant que le nom de M. de La Fayette se retrouve de temps à autre dans les lettres adressées par sa femme à Ménage, toujours prononcé avec affection et reconnaissance. Ce nom s’y rencontre même plus souvent que celui de La Rochefoucauld, dont il n’est fait mention qu’une fois, sans doute en réponse à quelque propos flatteur que Ménage avait rapporté à Mme de La Fayette : « Je suis fort obligé à M. de La Rochefoucauld de son compliment, écrit-elle. C’est un effet de la belle sympathie qui est entre nous. » Cette lettre est datée de 1663, et le mot de sympathie dont elle se sert montre qu’à cette date la liaison ne faisait que commencer. Mais ne nous laissons pas entraîner hors de notre sujet. C’est de Ménage aujourd’hui qu’il s’agit.


II

Les fonctions de Ménage comme maître de latin et d’italien ne devaient pas cesser avec le mariage de son élève. La correspondance que j’ai sous les yeux montre qu’elle continua de travailler sous sa direction. Mais Ménage rencontra bientôt auprès d’elle un concurrent redoutable. Je veux parler d’Huet, le futur évêque d’Avranches. Il ne faudrait pas mettre les deux hommes sur le même