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son cimetière, » disait-il amèrement à l’un de ses amis, en lui ouvrant la porte de son atelier. Quelques jours plus tard, le chagrin avait achevé d’enivrer et de vaincre cette âme impressionnable à l’excès. Le 25 juin 1835, Gros, qui bien peu auparavant s’était écrié en apprenant la fin volontaire de Léopold Robert : « Un peintre ne doit pas se tuer, il n’est jamais sûr d’avoir dit son dernier mot, » Gros, se démentant lui-même, se réfugiait à son tour par le suicide dans le repos qu’il désespérait de trouver ici-bas. Le lendemain, le corps du malheureux maître était retiré des eaux de la Seine, et rapporté du Bas-Meudon à Paris.

Gros n’était âgé que de soixante-quatre ans lorsqu’il se donna la mort. Gérard, son ancien condisciple dans l’atelier de David, et, de tout temps, le plus renommé de ses émules, avait à peu près le même âge à cette époque[1] ; il ne lui survécut que bien peu, comme s’il fallait que la carrière fournie parallèlement par les deux artistes aboutît fatalement au même terme et que, presque du même coup, la fin de l’un et de l’autre laissât dans notre école un double vide. Toutefois, en dehors de ce rapprochement des dates et de cette simultanéité des réputations, l’analogie n’existe guère entre la vie des deux rivaux. Plus encore que leurs talens, leurs caractères et leurs habitudes différèrent. Très fier et très timide tout ensemble, ombrageux jusqu’à l’emportement et embarrassé de sa personne jusqu’à la gaucherie, Gros ne subissait qu’à son corps défendant le commerce des hommes, de ceux-là surtout qui cherchaient à l’attirer dans leurs salons pour se parer de lui et de sa célébrité. Presque toujours seul, même aux heures où il ne travaillait pas, assez indifférent, quoique marié, aux obligations ou aux joies de la vie domestique, il l’était aussi, et peut-être plus encore, aux distractions mondaines ; en sorte que, une fois hors de son atelier ou de l’atelier de ses élèves, il s’appliquait à disparaître avec autant de soin que d’autres à sa place en eussent mis à se montrer. Même à l’Académie, où il était pourtant et où il se sentait lui-même l’un des premiers par levaient, il semblait qu’il voulût, sinon s’effacer, au moins s’isoler de ses confrères ; ne se mêlant presque jamais à leurs discussions ou, quand il lui arrivait par hasard d’intervenir, se bornant à exprimer son opinion en termes brusques, souvent agressifs, comme s’il éprouvait le besoin de faire payer aux autres l’effort qu’il avait dû s’imposer pour prendre la parole. Aussi, malgré les sentimens unanimes de déférence que Gros inspirait d’ailleurs, cette parole, irritée,

  1. Gérard était né le 16 mars 1770, un an presque jour pour jour avant Gros. Il mourut dix-huit mois après lui, le 11 janvier 1837.