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méfier, parce qu’il est ordinairement bon. Il s’affaisse, il s’éteint bientôt, parce que l’exaltation n’a point de durée chez la créature humaine. A la joie, — au bonheur, — des premiers jours et de la délivrance succède l’ennui propice aux observations disgracieuses qui s’accumulent, se concentrent et finissent par former un levain où fermentent la colère et peut-être le ressentiment du bienfait que l’on subit comme une humiliation. Alors on s’insurge au dedans de soi-même et l’on se trouve plus malheureux qu’on ne l’a jamais été. Une religieuse, supérieure d’une maison d’hospitalité, résumait cet état d’âme presque général en me disant : — « La progression est presque constante et peut se formuler ainsi : Ah ! comme on est bien ! — On n’est pas mal. — On pourrait être mieux. — Quelle gargote ! » — Je lui demandai : Dans ce dernier cas, que faites-vous ? — Elle me répondit : « Rien ; nous ne voulons pas nous en apercevoir. » — Je crois que cette sœur avait raison. J’ai pu faire entrer un vieillard infirme dans un asile vers lequel il aspirait avec passion. J’ai conservé ses lettres : — « Grâce à vous, je suis assuré de mourir en paix ; est-ce que le paradis n’est pas fait comme la maison où je vais vivre mes derniers jours ? » — Sept mois après, pas plus, il m’écrivait : — « S’il vous reste quelque sentiment de pitié, vous m’arracherez à l’enfer où vous m’avez plongé.

« Il y a des exceptions, je me hâte de le dire ; elles sont plus honorables que l’on ne croit et exigent une victoire intérieure, car les déceptions de la vanité n’enlèvent rien aux illusions que l’on se fait sur soi-même. Sous ce rapport, palais ou maison de retraite, c’est tout un. Voyez les hommes politiques, les auteurs dramatiques, les artistes, les écrivains dont chaque pas dans la vie, dont chaque tentative a été une chute, ils n’ont accusé que le public ou la mauvaise fortune, jamais la pensée ne leur est venue de reconnaître leur incapacité et d’y croire. On dirait que certains êtres sont nés mécontens ; je ne sais quelle tare morale les a frappés dès leurs premières heures ; ils traversent l’existence en maugréant ; rien ne les encourage, tout les offusque ; aux observations qu’on peut leur adresser pour les calmer, ils répondent invariablement : — « Je n’ai pas de chance ; » ils ne s’aperçoivent pas que les obstacles contre lesquels ils ont butté et qui les ont arrêtés sont, pour ainsi dire, des obstacles intérieurs construits avec les défauts de leur propre caractère que ronge l’envie et qu’atrophie la paresse. Si l’un de ces malheureux, dont le peuple dit qu’ils sont nés sous une mauvaise étoile, est conduit par les fausses routes qu’il a prises jusqu’à la maison hospitalière où il doit terminer ses jours, il n’aura ni reconnaissance, ni satisfaction, ni repos, et il accusera l’administration, quelle qu’elle soit, de toutes les misères qu’il ne devra qu’à sa nature