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leurs chants disparaître sous l’ouragan mathématique du wagnérianisme, il est probable que les paisibles harmonies auxquelles je fais allusion paraîtraient surannées ; il ne m’en chaut : en 1847, on s’en délectait. La musique de l’avenir étant toujours dans l’avenir, il n’est point interdit d’aimer encore la musique du passé.

Pendant que j’écris ces lignes, mon souvenir murmure les airs du vieux compositeur que j’ai aperçu dans la maison de retraite ; je n’en ai point non plus oublié les paroles : « Hélas ! qui m’aimera, qui calmera ma peine ? » C’était Mlle Lavoye qui chantait cela, d’un timbre agréable et pur ; on aimait mieux l’écouter que la regarder, car on oubliait qu’elle n’était point jolie. Et la romance : « Il faut, en amour, craindre les discours, » que Mlle Lemercier, jeune, fraîche, charmante, disait avec une grâce spirituelle, pendant que Félicien David, assis aux stalles d’orchestre, la suivait attentivement des yeux, et que Berlioz, secouant sa crinière de lion, regardait Scudo d’un air farouche. Comme tout cela est loin ! Il me semble parfois que je parle d’un monde disparu, englouti sous une succession de cataclysmes, que j’aurais habité dans des existences antérieures et dont seul j’ai gardé la mémoire. Elle est moins oubliée qu’on ne pourrait le croire, cette œuvre musicale que jadis je suis retourné entendre bien des fois. L’an dernier j’étais dans une ville d’eaux du grand-duché de Bade, assis près de l’orchestre de la terrasse donnant accès au Casino. Aux premières mesures qui frappèrent mon oreille, je tressaillis : on jouait l’ouverture que j’avais applaudie peu de temps avant la révolution de février.

De tous les hommes qui se consacrent à l’art, celui que je plains le plus, celui dont les débuts sont le plus pénibles, dont la vie n’est souvent qu’une lutte sans cesse renouvelée, accablée de longues attentes et nourrie de déceptions, c’est le compositeur de musique ; l’écrivain a les journaux qui s’ouvrent devant lui sans trop de difficultés ; le peintre n’a pas d’obstacles insurmontables à vaincre pour être admis aux expositions annuelles ; il est rare que l’architecte ne trouve pas quelque maison à bâtir ; le sculpteur peut se faire connaître par une simple statue en plâtre ; mais pour arriver à faire représenter un opéra écrit sur un livret convenable, pour rassembler les instrumens et les voix, pour obtenir les décors, les costumes, la mise en scène, pour décider un directeur à aventurer une somme qui parfois dépasse 100,000 francs, il faut intriguer, batailler pendant des années, se contenter de promesses fallacieuses, subir les exigences personnelles des acteurs et être réduit souvent à des à-peu-près d’exécution qui amoindrissent l’œuvre et lui enlèvent son