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ampleur. Et lorsque la grande soirée est enfin arrivée, lorsque le rideau se lève sur le drame lyrique d’où toute une existence peut dépendre, on s’aperçoit que le public attend avec impatience le moment où dans le ballet, arbitrairement intercalé, les danseuses vont enfin montrer leurs jambes.

J’en connais, d’un talent de premier ordre, qui ont gardé, pendant vingt-cinq ans, un opéra, un chef-d’œuvre, au tiroir, avant de pouvoir le faire jouer, — à l’étranger. Bien des braves gens, fort honnêtes du reste, qui méprisent les fauvettes parce que l’on ne peut pas faire d’omelette avec leurs œufs, disent : « Pourquoi ne font-ils pas autre chose ? » Parce qu’ils ne le peuvent pas ; parce que l’on aura beau enter sur un dattier une greffe de pommier à cidre, l’arroser d’eau tiède et le fumer de fruits secs, il portera toujours des dattes ou mourra.

Ce grand-prix de Rome n’est pas le seul à la maison Galignani ; j’en sais un autre qui a manié l’ébauchoir, pétri l’argile et taillé le marbre. Récemment il a été rejoint par un camarade d’atelier auquel n’ont point manqué les récompenses, même les plus hautes, que l’on décerne après les expositions. Tous deux, en se promenant dans les allées, ou en agitant les cornets du jacquet sur la table du fumoir, pourront, non sans orgueil, énumérer leurs œuvres, compter celles qui sont dans le jardin du Luxembourg et dans celui des Tuileries, celles que gardent les musées, celles que les particuliers montrent avec complaisance. Ni les travaux, ni la réputation ne leur ont manqué, plus d’un artiste inférieur a regardé vers eux avec convoitise et a envié leur sort ; les aspirans statuaires en parlaient et peut-être ont rêvé de les égaler ; l’âge est venu, traînant son cortège de misères, enlaidissant l’existence et la rendant difficile ; la maison Galignani s’est offerte, et les deux artistes, dont le nom a été si souvent prononcé avec éloge par les journaux, si souvent proclamé par le jury des récompenses, ont accepté le gîte où ils ont trouvé la sécurité de leur vieillesse. Si, par hasard, en un jour de spleen, ils accusent la destinée, qu’ils se souviennent des amertumes dont les dernières années de Pierre Puget ont été abreuvées.

Qui peut se vanter d’avoir vu un homme heureux ? fut-ce ce Babouck qui n’avait pas de chemise et dont Charles Nodier a raconté l’histoire ? Je crois l’avoir rencontré et avoir longuement causé avec lui dans le jardin de la maison Galignani. Il porte gaillardement ses quatre-vingt-huit ans, qu’on ne lui donnerait guère, car son esprit est d’une jeunesse extrême, vif, prompt à la riposte, pénétré d’indulgence, et d’un optimisme qui n’est pas du tout « lin de siècle, » comme l’on dit aujourd’hui. C’est plus qu’un philosophe ;