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ici, par un excès de complaisance et de son amour pour la-paix, n’a pas prétendu me mettre dans une prison, ni rendre son ministre le jouet de deux particuliers de la province de Hollande. Au reste, quand vous voudrez savoir ce que je pense, je vous le dirai en face, sans qu’il soit besoin pour vous d’arrêter mes courriers… Parvenez à déchiffrer ma lettre et vous verrez que vous ne me trompez pas autant que vous vous en flattez… Je me suis séparé en disant derechef que, quand je tiendrai de nouveau des conférences, ce serait dans une cité libre et non dans une prison, et je l’ai laissé confus et consterné. » — « C’est un bon homme, ajoutait-il en parlant de Gillis, mais fait pour gouverner la Hollande comme moi pour régir le genre humain. »

Avec l’envoyé anglais, son dédain, plus contenu, ne s’exprimait pas d’une façon moins désobligeante. Il lui laissait voir clairement qu’il ne prenait au sérieux, ni sa mission, ni même sa personne. — « Les Anglais, écrivait-il, n’ont nulle envie de finir cette affaire-ci : le choix du ministre en est une preuve non équivoque ; c’est un blanc-bec qui réunit l’esprit des belles-lettres à peu d’expérience et beaucoup de pédanterie. Je l’ai entretenu avant-hier deux grandes heures tout à l’aise, et il ne me parla de rien du tout. Si je reste ici et que je démêle avec le temps qu’il vaille la peine d’être attaqué, je le tâterai… » — Et deux jours après : « On ne fera rien par le canal d’un jeune homme comme lord Sandwich. Je l’ai tâté et retourné en tout sens pendant deux heures, sa phrase à tout ce que je lui disais était de me répondre d’un air froid et embarrassé que son maître voulait la paix. — Oui, mylord, lui répliquai-je impatienté, il la veut avec l’Espagne et non avec nous, et tant que votre maître aura l’espérance de conclure quelque chose à Lisbonne, il vous fera jouer ici le rôle d’un soliveau ; mais quand il aura perdu cet espoir, et je compte qu’il le perdra bientôt, il vous donnera ordre de me parler, et en une heure de temps, nous en ferons plus qu’en deux heures avec ces docteurs-ci. »

Même scène et plus vive encore avec les trois commissaires réunis. — « Ce triumvirat m’ayant répété plusieurs fois que leurs maîtres désiraient ardemment la paix et que toute l’Europe en était pleinement persuadée, je leur fis un éclat de rire en leur demandant s’il y avait deux continens qui portassent le même nom, parce que l’Europe que je connaissais avait annoncé plusieurs semaines à l’avance que le ministre d’Angleterre accrocherait la négociation là la première conférence et qu’elle n’avait pas mal rencontré. »

La nouvelle de la victoire de Raucoux, arrivée sur ces entrefaites, ne fit qu’encourager le ministre français à le prendre de plus haut encore. Il eut d’abord une vive altercation avec lord Sandwich sur l’issue de cette journée. — « Mylord, lui ai-je dit enfin, avez-vous