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A la distance où nous sommes des événemens, instruits par nos expériences et nos déceptions, les tragédies sanglantes de la Révolution nous causent un frémissement d’horreur, et ses fêtes nous paraissent fort théâtrales, ses idylles nous font sourire. Les témoins oculaires en ont jugé autrement. Plusieurs Anglais pensèrent comme miss Hélène-Marie Williams que la fête de la Fédération fut la plus belle que le monde eût jamais contemplée, et plusieurs aussi ont absous les violences et les excès qui nous révoltent. Il en est de même de ce jeune étudiant bordelais dont M. Maugras a publié les lettres. Tout d’abord, il garde son sang-froid, il s’étonne, il rit, il plaisante : « Ici tout ce qui ne va pas selon la fantaisie des Parisiens, écrit-il, est sur-le-champ taxé d’aristocratie. Jusqu’aux écoliers de l’Académie de dessin, qui accusent leurs crayons de féodalité quand ils sont trop secs ! » Peu à peu la fièvre le gagne, sa tête se prend, s’échauffe, et il se plaindra que le Lycée, dont il suit les cours, « devient une sentine d’aristocratie. » Il en est venu par degrés à se convaincre que Louis XVI pactise avec les conspirateurs, les émigrés et les souverains étrangers. Ce roi qu’il vénérait, il ne l’appelle plus « que le premier fonctionnaire public, ou notre gros Capet, ou notre gros pouvoir exécutif, ou le sire constitutionnel. » Il avouera que le peuple s’est montré féroce au 10 août ; mais il ajoute que sa conduite fut « non-seulement excusable, mais digne d’éloges, » et il parlera quelque temps des massacres de septembre avec une singulière indulgence. « Les lettres que nous publions, dit fort justement M. Maugras, nous paraissent d’un très vif intérêt, parce qu’elles montrent merveilleusement comment l’inquiétude s’est glissée dans les cœurs, comment les démarches des émigrés, le double jeu de la cour, ont aigri les esprits, comment le peuple affolé a fini par voir rouge. »

Toutes les grandes réformes politiques et sociales ont été produites par des dogmes qui inspiraient de grandes passions, accompagnées de grandes illusions. Quand on ne croit plus aux dogmes, que les passions se sont refroidies, que les illusions sont mortes, beaucoup de choses paraissent inexplicables, les clubistes de 1792 comme les indépendans anglais de 1649 font l’effet de lunatiques, et ce qui se passe dans leurs conventicules devient un spectacle aussi étrange que le serait un bal en plein air, qu’on verrait de loin, par une lunette, et dont on n’entendrait pas les violons. Pour comprendre et juger certaines scènes de la Révolution, il ne suffit pas de se renseigner et de raisonner ; qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, il faut savoir écouter son ensorcelante musique.


G. VALBERT.