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quels moyens on pourrait relever l’art d’écrire les romans de cette espèce d’infériorité ; et, s’inspirant de Rousseau, — dont on peut dire que l’une des innovations fécondes est d’avoir rendu le roman capable de porter la pensée, — elle proposait d’en étendre et d’en diversifier les sujets. « On regarde les romans, disait-elle, comme uniquement consacrés à peindre l’amour, la plus violente, la plus universelle, la plus vraie de toutes les passions… Mais l’ambition, l’orgueil, l’avarice, la vanité, pourraient être l’objet principal de fictions dont les incidens seraient plus neufs et les situations aussi variées que celles qui naissent de l’amour… Que de beautés ne pourrait-on pas trouver dans le Lovelace des ambitieux ! Quels développemens philosophiques, si l’on s’attachait à approfondir, à analyser toutes les passions, comme l’amour l’a été dans les romans ! » C’est le programme que devait remplir un jour Balzac ; — et il est bien vrai que Mme de Staël, après l’avoir indiqué, ne l’a pas elle-même suivi, mais enfin elle a le mérite et l’honneur de l’avoir indiqué.

Quant à le suivre, ou pour essayer seulement de le réaliser, elle était bien trop de son sexe et de son temps. Je ne parle point ici de ses premiers essais, d’Adélaïde et Théodore, ou de l’Histoire de Pauline ; mais Delphine et Corinne, comme aussi bien René, comme Oberman, comme Adolphe, comme Indiana, sont des romans lyriques, dont la flamme de l’amour est l’aliment intérieur, et surtout dont l’auteur vit lui-même la vie de ses personnages, n’a pas la force encore de se détacher d’eux, ne les conçoit que par rapport à lui, ne les anime enfin que de ses propres sentimens. Il n’y a pas d’indiscrétion à le redire aujourd’hui, puisqu’au lendemain de la mort de Mme de Staël, c’est Mme Necker de Saussure qui le disait déjà : « Corinne est l’idéal de Mme de Staël, Delphine en est la réalité durant sa jeunesse. » On dirait mieux encore : Corinne, c’est toute son intelligence, et Delphine, c’est toute sa sensibilité. Je laisse d’ailleurs à ceux pour qui ce genre de recherches peut avoir quelque attrait le soin de soulever les masques, et de reconnaître Talleyrand, par exemple, sous les traits de Mme de Vernon, ou Benjamin Constant sous ceux de M. de Lebensei, — qui seraient, en ce cas, singulièrement flattés.

On ne saurait trop le répéter, en effet : tout au rebours de ce que l’on a l’air aujourd’hui de croire, c’est par là que les romans périssent, par le document humain, par ces allusions ou ces portraits qui n’intéressent plus personne au bout de cinquante ou de cent ans seulement. Qu’est-ce que cela nous fait, à nous qui vivons en 1890, que Julie d’Etanges ressemble à Mme d’Houdetot, ou que, sous les traits du colonel Delmare, on puisse retrouver ceux du baron Dudevant ? Pour apprécier Delphine ou Corinne, je n’ai pas besoin de savoir ce que Mme de Staël y a mis des secrets de son cœur, ou plutôt, si l’on ne savait pas, si l’on ne sentait pas ce qu’elle y en a mis, étant moins personnels, ses romans