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romans de Mme de Staël. Avec la peinture ou la satire légère, quelquefois même assez vive, des mœurs ou des ridicules du « monde, » c’est Mme de Staël qui la première a tracé dans le roman une complète biographie de femme. Les femmes, jusqu’à elle, n’occupaient dans le roman que la place qu’il plaisait à l’homme de leur donner, objets de ses désirs plutôt que de sa curiosité, rarement étudiées en elles-mêmes, pour elles-mêmes, mais toujours par rapport à l’homme ; et, comme telles, toujours au second plan, même quand elles avaient l’air de tenir ou de remplir le premier. On sait si depuis, à la suite et sur les traces de Mme de Staël, elles en ont appelé de cette inégalité de traitement !

C’est qu’aussi bien, plus audacieuse en ce point que Rousseau, Mme de Staël, qui ne dissimulait pas aisément sa façon de penser, a posé la première, dans Corinne et dans Delphine, la question qui les intéresse toutes : celle du droit de la femme à vivre pour elle-même. Si elle a le respect de l’institution sociale, Mme de Staël n’en a pas la superstition. Sa politique, c’est le libéralisme, mais sa philosophie c’est l’individualisme. Que la société s’arroge donc le droit de punir chez la femme une supériorité d’esprit qu’elle admire chez l’homme ; que le monde honore en Léonce une indépendance de caractère qu’il condamne en Delphine ; que l’opinion fasse enfin à Corinne, pour être heureuse, une obligation d’anéantir ou d’ensevelir sa personnalité dans l’unique amour d’Oswald, le bon sens de Mme de Staël a pu s’y résigner, mais son cœur, mais la conscience qu’elle avait de sa valeur ont toujours protesté. Là, si je puis ainsi dire, est la clé de ses romans, et là en est la nouveauté. C’est par là, c’est pour cela que Delphine lui a valu, du jour au lendemain, la réputation que ne lui avaient conquise ni ses Lettres sur Jean-Jacques Rousseau, ni le livre sur l’Influence des passions, ni même le livre si curieux, si spirituel, si suggestif, de la Littérature. Ce devait être aussi, cinq ou six ans plus tard, la grande raison, la raison du succès « européen » de Corinne. Et c’est enfin pour cela que Delphine et Corinne, quand on a rabattu ce qu’il faut des éloges des contemporains, demeurent et demeureront longtemps encore des dates dans l’histoire du roman.

On a beaucoup discuté sur l’épigraphe de Delphine, que Mme de Staël a tirée des Mélanges de Mme Necker, sa mère : « Un homme doit savoir braver l’opinion, une femme s’y soumettre ; » et Vinet lui-même, je ne sais comment, ne semble pas l’avoir très bien comprise. Il ne veut pas qu’un homme fasse en quelque sorte état de « braver » constamment l’opinion, mais il n’admet pas non plus qu’une femme doive toujours s’y « soumettre ; » et, assurément, de la façon qu’il l’entend, c’est le discours de la sagesse et du bon sens mêmes. Mais ce que Mme de Staël a voulu dire, et ce que Delphine tend à prouver, — car Mme de Staël n’a pas peur de prouver quelque chose avec ses romans, — c’est