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peut-être une vérité plus subtile, et aussi de plus de portée. Tandis qu’en effet, à « braver » l’opinion, l’homme ne court habituellement qu’un risque, un seul, qui est de ne pas réussir à en devenir le maître, au contraire, la femme, en ne s’y « soumettant » pas, y joue, elle, sa part de bonheur, et assez communément elle l’y perd. Ou encore, de ne pas ressembler aux autres hommes, comme Rousseau, c’est échanger l’anonymat contre la gloire de la popularité, mais de prétendre se tirer de la foule des autres femmes, comme Mme de Staël, c’est exposer sa réputation à toutes les attaques de la médisance et de la calomnie. Et enfin, tandis que l’opinion pardonne ou passe tout à l’homme, pourvu qu’il réussisse, elle se fait contre la femme une arme de ses succès mêmes. Si c’est bien là, comme je le crois, ce que Mme de Staël a voulu dire avec son épigraphe, la question, on le voit, est tout autre que ne pensait Vinet ; et, sans en avoir l’air d’abord, il faut convenir qu’elle touche au fondement même de la société.

C’est ce que savait bien Mme de Staël, et c’est ce qu’elle a dit en propres termes dans le curieux opuscule intitulé : Quelques réflexions sur le but moral de Delphine. « Il y a dans les caractères d’une franchise remarquable… une puissance singulièrement importune à la plupart des hommes… Quand il vient à paraître un caractère inconsidérément vrai, il semble que la civilisation en soit troublée, et qu’il n’y ait plus de sécurité pour personne, si toutes les actions reprennent leur nom, et toutes les paroles leur sens… Enfin la supériorité de l’esprit et de l’âme suffit à elle seule pour alarmer la société… La société est constituée pour l’intérêt de la majorité, c’est-à-dire des gens médiocres : lorsque des personnes extraordinaires se présentent, elle ne sait pas trop si elle doit en attendre du bien ou du mal, et cette inquiétude la porte nécessairement à les juger avec rigueur. Ces vérités générales s’appliquent aux femmes d’une manière bien plus forte : il est convenu qu’elles doivent respecter toutes les barrières et porter tous les jougs. »

Elle expliquait alors la moralité du caractère de sa Delphine ; et elle ajoutait : « Mais la moralité de ce roman ne se borne point à l’exemple de Delphine : j’ai voulu montrer aussi ce qui peut être condamnable dans la rigueur que la société exerce contre elle… Souvent un homme est méconnu pour ses qualités mêmes : plus souvent une femme est perdue par un sentiment d’autant plus vrai qu’elle était moins maîtresse de le cacher, et celle qui, assise en paix au milieu de son cercle, se sera permis d’accuser le malheur, verra sa considération augmenter par l’impitoyable preuve de sévérité qu’elle aura nonchalamment donnée. Ce sont ces bizarres contrastes des jugemens de l’opinion que le roman de Delphine est destiné à faire ressortir. Il dit aux femmes : ne vous fiez pas à vos qualités, à vos agrémens ; si vous ne respectez pas l’opinion, elle vous écrasera. Il dit à la société : ménagez davantage la