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supériorité de l’esprit et de l’âme ; vous ne savez pas le mal que vous faites et l’injustice que vous commettez quand vous vous laissez aller à votre haine de la supériorité, parce qu’elle ne se soumet pas à toutes vos lois ; vos punitions sont bien disproportionnées à la faute, vous brisez des cœurs, vous renversez des destinées qui auraient fait l’ornement du monde, vous êtes mille fois plus coupable à la source du bien et du mal que ceux que vous condamnez. »

C’est la même thèse encore qu’elle a soutenue dans Corinne, et, bien plutôt que ces descriptions d’art auxquelles il semble que nos pères aient attaché tant de prix, c’est ce qui en fait encore aujourd’hui l’intérêt. Car, de peinture et de sculpture, Mme de Staël, peu sensible aux séductions de la forme ou de la couleur, n’a point parlé en artiste, ni seulement en critique, mais en femme du monde, avec esprit et incompétence, et quand elle en aurait mieux parlé, je me plaindrais toujours de trouver dans un roman un Guide au Capitole ou au musée du Vatican. Mais, si l’on peut préférer comme roman, et si je préfère Delphine, il faut avouer que dans Corinne la question est mieux posée, plus adroitement et plus franchement. Ce sont, en effet, de bien légères imprudences que celles que commet Delphine, et, tout autant que de la liberté de ses allures ou de l’indépendance de son caractère, le malheur de cette jeune veuve est l’œuvre des circonstances, de l’artificieuse amitié de Mme de Vernon, et du sot orgueil de Léonce. Il en est autrement de Corinne. Ce qu’elle paie du prix de son bonheur de femme, c’est bien sa « supériorité, » d’intelligence et de talent. Avec moins de dons, elle eût été plus heureuse. La convention mondaine ou le préjugé social dont elle souffre jusqu’à en mourir, c’est celui qui confine tyranniquement la femme dans l’exercice des vertus domestiques. Et si son Oswald enfin se détourne d’elle, ce n’est point, comme le Léonce de Delphine, par dépit ou par mépris, c’est qu’il craint, en l’obligeant d’abdiquer sa « supériorité, » de faire tôt ou tard leur malheur à tous deux.

Nous touchons ici le fond de la question, et sans doute on en voit l’importance et l’actualité. Tout ce que la société semble avoir fait pour la femme, c’est d’instituer le mariage, et il n’y a pour la femme de considération, de véritable gloire, et de bonheur surtout, que dans le mariage. L’amour même, dans une âme un peu noble, n’en saurait être que l’imitation ; et, pour la gloire, — la gloire du dehors, celle que l’on propose aux hommes comme le but le plus élevé de leurs ambitions, — elle n’est pour la femme, selon la vive expression de Mme de Staël, que « le deuil éclatant du bonheur. » Mais, par hasard, si le génie, si le talent, si la « supériorité intellectuelle et morale » se sont en quelque sorte trompés de sexe ? Si quelque femme, forte de sa valeur, est incapable de mettre son devoir dans « le sacrifice des facultés distinguées qu’elle possède, » et d’expier le tort d’avoir de