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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai.

Faute de parler franc et net comme autrefois, on a imaginé depuis peu un mot, un euphémisme qui court le monde, qui veut tout dire et ne dit rien ; on ne parle plus que des « états d’esprit, » même des « états d’âme ! » Il y a des « états d’esprit » dans la littérature, dans les arts, dans la vie morale, dans la vie sociale, il y en a aussi dans la politique. C’est bien le mot d’un temps de transition où rien n’est simple et fixe, où tout flotte dans une sorte de vague indéfinissable et dans de perpétuelles contradictions, où il y a plus de velléités que de volontés, plus d’apparences d’idées que d’idées nettes et fortes.

Le fait est que ce mot ou cet euphémisme du moment pourrait servir à caractériser l’état moral et politique, non pas de la masse du pays, qui, elle, n’a pas le temps de subtiliser, qui vit, à travers tout, de sa vie régulière et laborieuse, mais des partis qui s’agitent comme dans un tourbillon, sans savoir encore où ils vont ni ce qu’ils feront. Il est certain qu’il y a depuis quelque temps un changement dans les affaires publiques de la France, un changement qui en est encore à se préciser, — et, à défaut d’une politique qui décide du caractère et de la direction de ce mouvement nouveau, il y a ce qu’on pourrait appeler le conflit des « états d’esprit » un peu dans tous les camps. Il y a sûrement, dans le camp conservateur, bien des hommes qui sentent l’inutilité pratique d’une opposition irréconciliable, qui comprennent qu’ils pourraient mieux servir leur cause, — la cause du pays, — en prenant leur place dans la république, et seraient même souvent disposés à voter avec le gouvernement : c’est leur « état d’esprit ! » Mais ils sont liés par des traditions, par des relations ou des engagemens ; ils hésitent avant d’aller plus loin dans une voie où ils ne sont pas sûrs de trouver les garanties qu’ils ont le droit de réclamer pour les intérêts conservateurs du pays. Il y a aussi, à n’en pas douter, parmi les républicains, bien des hommes qui sentent que la politique des dix dernières années est épuisée, qui ont été éclairés plus ou moins par