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nous vivons à un moment de trouble étrange, où l’on s’agite sans trop savoir où l’on va, ce qu’on veut faire, sur quoi l’on peut compter.

Ce n’est pas qu’il y ait précisément des menaces ou des apparences de collisions prochaines entre les nations du continent ; jamais peut-être, au contraire, on ne s’est plus occupé de tout ce qui peut détourner de la guerre, et démontrer la ruineuse inutilité de ces armemens démesurés qui ne cessent de se multiplier. Le danger particulier, à l’heure où nous sommes, est plutôt dans ce vague et cette indécision qui règnent un peu partout dans les idées, dans les choses, dans les rapports des gouvernemens et des peuples, dans les affaires diplomatiques comme dans les affaires intérieures de la plupart des pays. On sent que l’Europe est dans un état de transition dont le dernier mot est provisoirement l’inconnu. Évidemment, ces grandes combinaisons qui ont pesé depuis quinze ans sur l’Europe ont perdu de leur autorité et de leur force. La triple alliance elle-même est ébranlée ou est entrée dans une phase critique. On a beau s’en défendre, on a beau soutenir que l’alliance n’a pas cessé d’exister. Elle est peut-être dans les traités, qui ne sont pas encore expirés ; elle ne répond plus à une situation nouvelle. Son déclin est écrit dans les manifestations et les évolutions plus ou moins apparentes de toutes les politiques, dans les doutes que laissent entrevoir les gouvernemens eux-mêmes. On en a l’instinct à Rome, à Vienne comme à Berlin. On distingue qu’il y a quelque chose de changé en Europe, et rien ne le prouve mieux que la facilité avec laquelle courent tous ces bruits, si légèrement accueillis, sur des révolutions de diplomatie, sur des déplacemens soudains de toutes les alliances. Un jour, c’est l’Allemagne qui reviendrait vers la Russie, disposée à son tour à changer de politique, et une rencontre prochaine de l’empereur Guillaume avec le tsar serait la sanction ou la démonstration éclatante de l’alliance nouvelle. Un autre jour, c’est l’Italie qui, par des raisons politiques ou commerciales, chercherait à renouer amitié avec la France, et on s’est même fait un jeu, tout récemment, d’annoncer une entrevue du roi Humbert avec le président de la république française. Rapports entre l’Allemagne et la Russie, entre l’Allemagne et l’Angleterre, entre Berlin et Vienne, entre Paris et Rome, tout est passé en revue dans des polémiques sans fin. On pense bien que l’imagination des nouvellistes a la plus grande part dans tous ces bruits, qui ne sont que des symptômes. Le seul fait vrai, c’est qu’une ère nouvelle, encore mal définie, semble s’ouvrir en Europe, qu’il y a eu, pour sûr, un changement assez grave par l’éclipsé de M. de Bismarck et par l’irruption soudaine, bruyante, dans les affaires publiques, du plus jeune, du plus agité des souverains.

Tout date évidemment de cette dernière crise de transformation allemande qui a été si brusque, si imprévue, qu’elle a un moment confondu toutes les conjectures, même peut-être les prévisions de ceux