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est extrêmement lié, lui avaient mis dans l’esprit qu’il ferait bien de profiter de son voisinage de Berlin pour se faire connaître au roi de Prusse en se faisant donner quelque commission pour ce prince, tendant à réunir les cours de Dresde et de Berlin… j’ai tâché de détourner ce projet, ayant fait insinuer par mes canaux au marquis d’Argenson que je ne croyais pas que ce voyage pût être agréable au roi notre maître… et j’ai si bien réussi dans mes représentations que j’ai lieu de me flatter qu’on n’y pensera plus[1]. »

Frédéric, à qui la visite avait été annoncée, exprima poliment à Voltaire lui-même son regret d’avoir à y renoncer. — « Le marquis de Paulmy, écrivit-il, sera reçu comme le fils d’un ministre français que j’estime et comme un nourrisson du Parnasse, accrédité par Apollon même. Je suis bien fâché que le duc de Richelieu ne le conduise pas à Berlin : il a la réputation de réunir mieux qu’homme de France, les talens de l’esprit et de l’érudition aux charmes et à l’illusion de la politique. C’est le modèle le plus avantageux à la nation française que son maître ait pu choisir pour cette ambassade : un homme de tout pays, citoyen de tous les lieux, et qui aura dans tous les siècles les mêmes suffrages que lui accordent la France et l’Europe entière. Je suis accoutumé à me passer de bien des agrémens dans la vie : j’en supporterai plus facilement la privation de la bonne compagnie dont les gazettes nous avaient annoncé la venue[2]. » Et pour comble de bonne grâce, il envoyait lui-même à Dresde, sous prétexte de féliciter Auguste du mariage de sa fille, mais en réalité pour faire en son nom à Richelieu les honneurs de l’Allemagne, un de ses chambellans dont la venue devait lui être particulièrement agréable ; car ce n’était autre que le marquis d’Argens, ce Français émigré, familier de la coterie de Voltaire et de Mme du Châtelet, qui avait dû quitter sa patrie pour avoir exprimé trop hardiment, dans quelques écrits, les sentimens de libre pensée dont, entre le châtelain et les visiteurs de Cirey, on ne s’entretenait encore qu’à demi-voix. Rien de plus aimable assurément que ce soin de faire trouver un Parisien, à plus de deux cents lieues de chez lui, en pays de connaissance. Cette attention délicate n’avait-elle pourtant d’autre but que de lui complaire ? D’Argens, attaché aux pas de Richelieu, n’était-il pas au fond aussi bien chargé de le surveiller que de le complimenter ? .. C’est possible : de la part de Frédéric, amitiés, politesses, tout était suspect, parce que lui-même, l’esprit toujours en éveil, tenait tout le monde en suspicion[3].

  1. Le comte de Loos au comte de Brühl, 9 novembre 1746. (Archives de Dresde.)
  2. Frédéric à Voltaire, 18 décembre 1746. (Correspondance générale.)
  3. Correspondance de Prusse, décembre 1746 et premiers jours de janvier 1747. — (Ministère des affaires étrangères.) — On a lieu d’être surpris que M. Droysen ait pris d’Argens pour un secrétaire de l’ambassade de France, envoyé à Richelieu par Valori.