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pas jeter cette qualification comme une injure à la tête des gens, et il faut, au contraire, laisser libres de s’en parer ceux qui n’y voient pas d’inconvénient. Ce que je me propose, pour l’instant, c’est de déterminer en quoi consiste le socialisme contemporain, le socialisme français, mais cela même n’est pas absolument facile. Pour très peu de ses adeptes, le socialisme est en effet un corps de doctrine auquel on puisse se prendre, pour le discuter et lui donner ou lui refuser ensuite son adhésion. Pour le plus grand nombre, ce n’est qu’une tendance et un état d’esprit. Pour quelques-uns, c’est une mode. A travers toutes ces nuances il est assez malaisé de discerner ce qu’est au juste le socialisme de nos jours. Le meilleur moyen d’y parvenir est de rechercher d’abord les origines de ce mouvement des esprits, car cette recherche nous aidera à en prévoir les conséquences ; mais si par aventure on méritait l’honneur ou l’on courait le risque d’être appelé socialiste, à la seule condition de penser que ces questions d’où dépend l’existence de milliers d’êtres humains sont les plus passionnantes de toutes, et que leur attrait douloureux est de ceux dont on ne peut se déprendre quand il s’est emparé de vous, eh bien, à ce compte, socialiste je suis, mais à ma manière qui sera, je le crains, celle de très peu de personnes.


I

Le socialisme français a plus d’une origine, et les causes qui lui ont donné naissance sont multiples. Au rang des premières, il faut inscrire le découragement de la liberté qui a envahi les âmes et qui rend cette fin du siècle si différente de ses débuts. Pauvre liberté ! que de terrain elle a perdu depuis le temps où son nom s’écrivait avec une grande lettre, comme autrefois le Roi, comme aujourd’hui la République ! Les protes lui ont retiré cette majuscule et ils ont bien lait, car elle est l’emblème de la souveraineté, et la liberté ne règne plus sur les domaines qui lui appartenaient autrefois sans conteste.

Il y a toujours harmonie dans le monde des idées abstraites ; si éloignées que puissent paraître les sphères où elles habitent, il y a toujours des unes aux autres pénétration réciproque et inévitable contagion. En philosophie, une école nouvelle a remplacé l’ancienne école spiritualiste, qui avait inscrit la liberté humaine au nombre de ses principaux dogmes. Au dire de cette école, dont les disciples sont si nombreux qu’à peine on ose les contredire en face, le sens intime de la liberté, qui est si fort chez l’homme, devrait être rangé au nombre de ses illusions. Chaque mouvement de notre volonté serait déterminé par des mobiles secrets plus forts que