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combinées en vue de la résistance et de la revendication des intérêts, compensent, par le grand nombre des associés, la faiblesse originelle de chacun. Il est certain qu’en France, l’ouvrier vit ou du moins a vécu longtemps trop isolé, sans chercher dans la mutualité et dans l’association le moyen de diminuer ses risques ou d’augmenter ses forces. Mais à qui la faute ? Est-ce à la liberté ? Non, c’est précisément à son contraire. C’est d’abord à la tyrannie jacobine, ensuite à la tyrannie impériale. En détruisant avec raison la corporation obligatoire, la révolution a commis la faute de proscrire la corporation libre, et la loi de 1791, qui défend aux ouvriers de se réunir et de s’associer « en vue de leurs intérêts prétendus communs, » demeure une des fautes économiques les plus lourdes d’un temps fertile en fautes de toute espèce. L’article 291 du code pénal a renchéri encore sur cette prohibition en l’étendant à tous les citoyens, auxquels il est interdit de se réunir au nombre de plus de vingt pour s’occuper « d’objets religieux, littéraires ou autres. » La révolution et l’empire se sont mis d’accord pour consacrer cette atteinte à la liberté. Or, comme les lois font les mœurs non moins que les mœurs font les lois, l’esprit d’association n’a pas résisté, en France, à la mise en interdit dont il était l’objet, et chacun s’est pris à vivre pour son compte, aussi bien dans le domaine de l’industrie que dans les autres. Mais de cet isolement, celui qui a le plus souffert, c’est incontestablement l’ouvrier, car c’est lui qui avait le plus besoin de la protection que la faiblesse trouve dans l’association. Bien des questions qui préoccupent aujourd’hui les esprits trouveraient plus aisément leur solution si des sociétés librement constituées, mais ayant fait leurs preuves par la durée, pouvaient intervenir dans leur règlement. Depuis quelques années, l’esprit d’association s’est réveillé de sa torpeur ; mais ses progrès sont encore entravés par les derniers liens d’une législation étroite et méfiante. Si donc les institutions que crée l’esprit d’association ne jouent pas, dans la constitution sociale de notre pays, le rôle qui devrait leur appartenir ; si leur développement est lent et leur action insuffisante, ce n’est pas la liberté qu’il faut en rendre responsable, puisque le régime sous lequel la France a vécu était la négation même de la liberté, et ce n’est pas dans des restrictions nouvelles à ce principe qu’il faut chercher le remède à l’individualisme et à la pulvérisation sociale. C’est au contraire, la logique l’indique et l’expérience des pays voisins le conseille, c’est dans la pratique plus hardie et plus large de la liberté.

Disons, au surplus, si l’on veut, du mal de l’individualisme, mais prenons garde cependant de décourager l’individu en trop lui