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adressées à ceux qui ont vingt ans, et aussi beaucoup de questions. On leur demande ce qu’ils ne savent pas eux-mêmes, quelle moisson porteront ces champs de l’avenir que leur main va semer, et dans ces champs de plus âgés veulent jeter aussi leur part de semence. On a raison de leur conseiller l’action dans le dévoûment et d’ouvrir devant eux la carrière illimitée du devoir social. De tous ces conseils, le plus élevé et le plus pratique à la fois est celui que leur adressait naguère M. Eugène-Melchior de Vogué lorsqu’il les engageait tout simplement à entrer en relations personnelles avec les ouvriers par des lectures et des conférences. Vous leur feriez, ajoutait-il dans sa langue unique, la charité de votre science ; à ceux qui ont peiné tout le jour sur l’outil, vous donneriez un peu de votre pensée, un peu de rêve à emporter le soir. De votre côté vous apprendriez à connaître ce monde obscur, et comment on y intéresse les esprits, comment on y gagne les cœurs. » Oui, le conseil est bon, et (pour moi, c’est tout dire) digne de celui qui le donnait, car cette charité de la science et du cœur est au-dessus de toutes les autres. Oui, il est bon de proposer comme idéal à cette jeunesse de travailler à faire renaître la paix sociale et à dissiper la haine, car cet idéal n’a rien en soi de chimérique ni de contraire à l’ordre éternel. C’est la haine qui est contraire à l’ordre et qui aggrave la dureté des lois économiques. Il en serait autrement si l’on faisait naître chez ces conscrits de la charité la croyance que des mesures restrictives de la liberté viendront à bout de prévenir des souffrances dont la pensée fait saigner leurs jeunes cœurs comme elle attriste les nôtres. Leur espoir ne tarderait pas à être déçu, car la force des choses a des retours imprévus et prend de terribles vengeances. On peut, pour un temps, suspendre son action, comme on peut par une digue trop faible arrêter momentanément le cours des eaux. Mais vient un jour où la digue cède, et leur ravage est d’autant plus terrible que la digue les avait accumulées en les contenant. Si l’effort réuni des socialistes de toute école engageait ainsi la lutte avec cette force redoutable, le succès éphémère de leur tentative nous préparerait de tristes années. La déception serait en proportion de l’attente et ce siècle honnête et courageux qui a tant lutté, tant souffert, finirait semblable à ce vieillard du tableau de Gleyre qui, assis sur la rive d’un fleuve, voit avec mélancolie une barque lointaine emporter lentement ses jeunes rêves et ses vieilles amours : lui aussi verrait emportées, mais peut-être par un torrent dévastateur, la plus noble de ses espérances et la dernière de ses illusions.


HAUSSONVILLE.